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BARRANCA
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BARRANCA / CHAPITRE 2 / ÉPISODE 2

6/30/2017

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BIENVENUE DANS CETTE AVENTURE DÉJANTÉE. Il y a 56 épisodes. Chaque vendredi retrouvez ici le BARRANCA en lecture libre.

Résumé : Victor est à Clamart, il vient de lancer un défi à Romane : pointer une ville au hasard sur le globe terrestre de la classe de quatrième du lycée et y partir avec elle... 

​Romane avait sursauté. Elle ne s’attendait pas à ça. Je me demandais si c’était bien moi qui avais prononcé ces mots. Il ne fallait pas lâcher le morceau.
- On part tous les deux. Là où j'aurai pointé le doigt. Tu comprends ? On s'y retrouve. Sans tout ça… J'esquissais un geste large englobant le Centre Culturel et l’extrémité de la rue. En réalité, mon geste englobait aussi la Tour du Vieux Pont et le bahut, même s’il était maintenant hors de notre champ de vision. 
- On se retrouve et on décide de ce qu'on veut faire de nos vies... De ce qu'on veut faire ensemble… 
- De ce qu'on veut faire Victor ? Comme des petits bourgeois ! Tu crois pas que c'est plus important, le blocus de Cuba ?
- Heu, je… 
Là mon hésitation maladroite avait laissé une porte ouverte dans laquelle Romane s’engouffra sans hésiter. Elle redémarra au quart de tour. Elle martelait ses phrases avec ses poings fermés, sans que je trouve la moindre fissure pour l’arrêter.
- Le blocus contre Cuba équivaut, aux termes de la Convention de Genève de 1948, à un crime de génocide ! C'est super primordial ! Seulement, tu t'en fous…
À cet instant je m’en foutais effectivement. Ni la Convention de Genève ni le sort de Castro ne m’importaient plus que ça. Ma tête était ailleurs. Elle était plus proche du globe de la classe des quatrièmes que de la Place de la Révolution. 
- Oh ! Romane, arrête de réciter comme un perroquet… Douze ans à faire le même chemin le matin et le soir : La rue du Vieux Pont dans les deux sens. Le matin jusqu'au bout pour contourner les grandes fontaines cylindriques avant d'atteindre le lycée… Et le soir le même sempiternel chemin dans l'autre sens, en repassant devant l'école primaire, ça ne te suffit pas ? Ça fait trop longtemps qu'on fréquente tous les deux ces ruelles mouillées... Du primaire au secondaire et je te fais grâce de mes années de redoublements ! Tout ça c'est fini, il faut passer à la suite... La tour de la rue du Vieux Pont est devenue trop riquiqui. Romane, ça fait une décennie que je la vois se rétrécir au fil des jours... Tu le sais aussi bien que moi, alors tirons-en les conséquences !

La tour de la rue du Vieux Pont, mes parents y étaient arrivés douze années auparavant, poussés par les événements. Des événements assourdissants. Des bruits de mitraille, d’avions et de DCA. Tout a volé en éclat. Les murs et les hommes. J’ai appris que le sable dans lequel j’enfonçais mes orteils d’enfant depuis ma naissance n’était pas le mien. La mer n’était pas la mienne, les crabes n’étaient pas les miens. Des forces inaccessibles avaient décidé pour moi. Nous avons lâché mes  plages de la méditerranée. 
Depuis, les automnes s'étaient alignés comme des barres de HLM. Réguliers et monotones. Romane habitait au troisième étage, Antoine au onzième, moi, juste au dessus, au douzième. 
Le père de Romane était un ancien danseur mondain qui avait bien réussi dans une reconversion tardive en vendeur de voitures chez Panhard, avenue de la Grande Armée. Il était devenu d’une telle fidélité à la marque qu’il avait nommé son setter irlandais Dyna. La mère de Romane était une très belle femme, ancienne amazone au Moulin Rouge reconvertie, pour sa part, en mère au foyer. Elle descendait d’une famille d’aristocrates russes blancs qui avait fui la révolution d’octobre. Elle reprochait à son mari, malgré une confortable situation, de ne pas lui apporter le rang social digne de sa grande famille, dont les membres étaient devenus pour la plupart, chauffeurs de taxis à Nice. Ça gueulait souvent en bas et ça se répercutait dans les étages. Nos adolescences étaient nées de cet immeuble dans le ronron des saisons scolaires. 

Grâce à ses origines anglaises, mon père avait trouvé in extrémis un emploi qui nécessitait d’être parfaitement bilingue, à la surveillance du frêt à Orly. Il me parlait sa langue natale depuis mon plus jeune âge. La famille avait atterri dans cette tour grisâtre. Depuis notre installation, je n'avais connu que cette tour. À notre arrivée le bâtiment en forme de L sentait cette odeur froide du ciment brut de décoffrage et les cages d'escalier étaient encore en chantier. Pas de peinture ni de papier aux murs. Relent de mortier et gravats à chaque étage. Les vide-ordures couinaient neuf et n'avaient pas encore les relents de poubelles. Le jardin était en friche et le parking un terrain vague jonché de madriers de chantier. On avait finalement fait comme tout le monde. On s’était niché là. On n’a plus bougé. J'avais grandi au sein de cette tour comme un insecte dans sa carapace. 

Au début, quand on est môme, ça fait grand une petite pièce. On ne distingue même pas les murs de la chambre. Ils sont loin. Comme un décor immuable. Comme le ciel et les nuages, on ne les différencie pas du reste du panorama. Le papier à grosses fleurs paraît éloigné et le plafond insaisissable. Il y a de l’espace. Suffisamment plein d’espace. Et de toute façon, on n’a rien connu d'autre. Les années passent, les meubles s'entassent, les cahiers aussi, les livres scolaires, les jouets, les dessins qu'on rêve à longueur de temps et qui finissent à la corbeille. On grandit, on entasse. Les murs se rapprochent confusément et la chambre rapetisse un peu plus chaque jour sans qu'on s'en rende compte. On se confine, on se case entre deux chaises ou sous le bureau. On trouve toujours un recoin. Et puis on s'étale jusqu'à la salle à manger où l’on se pointe pour avoir un peu plus de place. Un peu plus d'air et ça nous suffit pour un bail encore. C’est reparti, ça temporise, ça fait patienter quelques lustres, ça agrandit un peu l'horizon, suffisamment. Le jeudi, on reçoit les copains dans le salon. On y prend le goûter, on y écoute la radio. Ça prolonge les années d’insouciance. Puis un jour, fatalement on bute à nouveau sur les murs. Ça recommence. Tout autour ils se sont dressés à nouveau. C'est devenu contigu, exigu. Les cloisons nous sautent au nez. Il faut de l'air, vite !  

Depuis quelques années, Romane et moi, nous avions un coin secret. Au-dessus de ce petit monde étriqué et bien rodé. Juste après le quinzième étage il y avait un palier oublié près de la machinerie de l'ascenseur. À l'abri des allées et venues des locataires. La section carrée de ma règle métallique scolaire correspondait exactement à la clenche de la serrure. Ça nous ouvrait la porte du paradis. Une porte en fer jaune vif, ornée d’au moins cent boulons. Nous avions baptisé ce petit coin "Yellow-Submarine". Il donnait directement sur le toit de l’immeuble face à une petite terrasse en gravier, bordée de rouleaux bituminés argentés. Romane et moi, on se retrouvait souvent là-haut le soir après les cours. On y fricotait tranquilles par delà les quarante-cinq mètres d'aplomb sans garde-fou qui dominaient la rue. La vue était imprenable sur les quartiers alentours. 
Le soir, les appartements s’allumaient les uns après les autres offrant à nos regards l’intimité ordinaire des copropriétaires. La ville était à nos pieds et n’attendait que nous. Vision étrange. Il suffisait de s’élancer depuis le haut de notre sous-marin jaune sur le trottoir d’en face pour nous évader de cette tour. Ça paraissait si simple. Trop petite, trop étriquée, à bout de souffle, la Tour de Vieux Pont. Douze ans ; il était temps de sauter.

- C'est d'accord pour le globe, fit Romane à reculons, mais on termine d'abord. Il me reste un partiel. Je ne veux pas partir les mains vides...
- Marché conclu ! 
Je sautai sur la décision avant que Romane ne change d’avis. 
- Je pointerai sérieusement, sans tricher, je te le promets. Je partirai une semaine avant toi pour trouver un point de chute et t’accueillir sur place. 
- En attendant, grâce à moi on a un peu d'avance. Viens, il y a un banc là-bas. 
Entre deux rangées de lauriers, face au grand calicot qui annonçait l'expo le long de la façade, Romane reprit son argumentaire exactement au point où elle l'avait laissé.
- Il est pas mal le coin où tu nous as entraîné : On peut regarder l'expo de l'extérieur grâce aux baies vitrées... On aura presque terminé la visite sans même y entrer...
- Oui, mais cesse de me couper sans arrêt, Vic, je te parlais de la Havane et du Che ! 
J’aimais quand Romane m’appelait Vic. Nous avions prononcé tant et tant de fois nos prénoms qu’ils avaient rétréci à l’usage. Il ne restait plus dans sa bouche que le condensé de mon nom. L’essentiel. Le noyau dur. Elle savait en user quand il le fallait. 
- Vachement important ! 
Fis-je avec ironie alors que je l'enlaçais de mon bras droit. Romane avait la peau douce des premières amours en même temps que la chair douillette des mamans câlines. Elle était déjà l’amante et encore la mère. J’aimais doublement la caresser et l’embrasser.

Nous nous serrions l’un contre l’autre sur le banc. Romane mit sa main dans ma poche et je la sentais me caresser l'entre-jambes au travers le tissu. La rue était déserte. 
- Dis donc, mon salaud, tu ne détestes pas... On dirait que ça monte là-dessous... 
Encouragée, Romane replongeait dans l'étreinte et me branlait plus activement.
- Il y a des régions entières encore désertes dans le monde... à découvrir. Il y a un coin sur la côte Ouest du Mexique… Séparé du continent par un bras de mer chaud et transparent... La Mer de Cortez, c'est... 
- Cortez le conquistador ? Fit-elle, en me masturbant plus subtilement en entourant mon gland entre le pouce et l’index. Il n'y a personne à la ronde mon coco... Je vais venger les victimes du colonialisme, tu vas payer pour Cortez ! 
Elle intensifia les allers retours.
- Il va y avoir attentat à la pudeur, si tu continues, Romane... Je… Je n’y suis pour rien s’ils ont donné le nom d'un salopard de conquistador à ce bras de mer. 
Romane m'astiquait toujours. J'avais ouvert son corsage à fleurs et je commençais à lui caresser la poitrine. Elle eut des petits sursauts ce qui lui procurait encore plus d'enthousiasme pour s'affairer dans ma poche. 
- ...À Cuba, la révolution a changé la vie des plus démunis. Tu sais par qui était dirigé le pays avant Castro ?
Nous étions à moitié débraillés. Romane assurait un max avec des allers et retours de plus en plus vigoureux. Je lui rendais la politesse en lui passant abondamment la main entre les cuisses. Je glissais les doigts sous sa petite culotte en fin coton que j’aimais tant. Elle sursauta, mais ne lâcha pas le morceau.
- ...Batista y Zadivar ! Ils l'ont foutu dehors à coups de pavés dans la gueule. Son peuple était opprimé pendant que ce salaud s'empiffrait ! C'est bien le mouvement révolutionnaire qui l'a viré, non ? 
Elle maintint ma main sous sa jupe avec insistance. 
- Castro ou Mao, c'est les mêmes qu'avant, tu ne vois pas ? Tu changes les uns par les autres et le processus recommence. La classe dirigeante devient la nomenklatura... et le tour est joué ! Tu es naïve... Tu veux troquer des mecs par d'autres mecs. Ils ont les mêmes faiblesses. Changer en conservant les même comportements humains, ça ne peut pas marcher...
- Vic, il y a des millions de gens qui attendent...
- ... Dont moi, maintenant !
- Tu es con par moments ! Attends, tu ne vas pas être déçu, mon vieux... 
Romane intercepta ma queue avec ardeur. Elle était trempée, elle déboutonna ma braguette et entrepris une prise directe. Elle empoigna mon sexe à pleine main, je balbutiais... Soudain, je me redressais brusquement et arrêtai net ses allers retours. 
- Romane, ça bouge dans l'expo ! Merde !
Effectivement, des visiteurs circulaient derrière les vitres. Si certains faisaient consciencieusement le tour des photos, d'autres par contre s'étaient bel et bien collé le nez à la vitre pour ne rien manquer du spectacle qu'on leur offrait. 
- Trois heures moins dix, ça fait vingt minutes qu’ils matent !
Je rangeais ma queue tant bien que mal et me refroquais en catimini. Romane était ébouriffée. Une auréole apparut près de ma poche. 
- Ce sont des féministes fanatiques qui fréquentent cette expo, je ne peux pas y entrer comme ça, elles vont me lyncher...
- Je t'assure, Vic, c'est que des mecs qui mataient... Elle se pencha sur ma braguette. 
- On ne voit rien et puis de toute façon tout le monde s'en fout ! 

Le bus 27 m’avait déposé au coin de l’avenue Marcel Sambat. Je longeais le mur gris du lycée. Un large graffiti y déclamait en lettres noires, vaguement peintes au rouleau : “Le cul est politique”. L’inscription, issue des événements de mai l’an passé, était encore déchiffrable malgré les multiples tentatives d’effacement. J’étais passé des dizaines de fois devant ce graph, et à chaque fois il me fascinait. Je m’interrogeais sur son sens et je me demandais quel esprit tordu avait pu avoir une telle intuition. Comment pouvait-on relier le cul et la politique ?
“Le cul est politique”. Je ressassais encore cette phrase en passant la porte de l'entrée de la Tour du Vieux Pont. Je m'engouffrais dans l'ascenseur... treizième, quatorzième, quinzième. 
- Romane ? L'appel était chuchoté dans la cage d’escalier.
- ... Vic ? La réponse formulée d’un susurrement volontaire tomba avec délivrance de la cage en fer. 
-  Ah, tu es là ? J'arrive ! 
Je finissais quatre à quatre les marches de notre palier secret. 
- Je l'ai ! Je l'ai, Romane, ric-rac, mais je l'ai... Et toi, tu l’as ? 
- Avec mention !
 - La vache ! 
Nous nous retrouvions collés l'un à l'autre, adossés à la porte métallique jaune. L'ascenseur continuait ses allers et retours réguliers, les "clang" mécaniques rythmaient les arrêts de la cabine aux étages et résonnaient à nos oreilles. Chaque étage avait un son différent que nous avions appris à reconnaître. Nous pouvions situer avec précision la position de la cabine dans son parcours : dixième, onzième...
- Antoine est reçu aussi, je viens de le croiser.
Romane m'enlaça avec tendresse. 
- Tu sais Romane, j'ai posé mon doigt sur le globe de la classe de géo... 
- Et alors ?
- C'est tombé sur une petite ville dont je ne connaissais même pas le nom jusque-là... 
- Dis toujours…
- Santa Clara... Je fredonnais les syllabes. Il faut se tirer d'ici, Romane, cette tour, cet escalier, ça pue le renfermé... Direction Santa Clara !
Romane resta perplexe quelques secondes. Je me demandai si elle n’allait pas revenir sur son accord de l’autre jour.
- Une semaine, Victor, on se donne une semaine... Après j'ai une possibilité de travailler. Une association pour la réinsertion par le travail… Ils aident les démunis à créer leur propre entreprise…
- Tu ne m'avais rien dit...
- J'ai trouvé ça par David, tu sais, mon pote qui milite chez les socialistes. 

Ça faisait un bon moment que j’avais vu le manège de ce David et ses sermons de bonimenteur rôder autour de Romane. Mais l’heure n’était pas à la chamaillerie. Je plaquais délicatement Romane contre le mur de la machinerie, je glissais mes doigts entre l'élastique et sa peau tendre et je tirais doucement le slip vers le bas.  

​(À SUIVRE)
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BARRANCA / CHAPITRE 2 / PARTIE 1

6/23/2017

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BIENVENUE DANS CETTE AVENTURE DÉJANTÉE. Il y a 56 épisodes. Chaque vendredi retrouvez ici le roman en lecture libre. 

​Résumé : Nous avons quitté Victor sur la plage, son minibus renversé après un dérapage incontrôlé. Flash-back : Le voici à Clamart quelques temps plus tôt...  

​Putain de lycée ! Dans l'autobus qui me ramenait vers Clamart, je jubilais en silence. Ballotté de part et d’autre au grè des pavés. Je serrais d'une main ferme la poignée de soutien en plastique pour rester debout dans la travée. C’était un mardi ensoleillé du mois de juin, les rues étaient baignées d'une lumière éclatante et tout me paraissait béatement impeccable. J’aurais parié que les voyageurs gazouillaient d’une insouciance satisfaite, dociles sur leurs sièges thermoformés. Je transpirais à grosses gouttes dans mon blazer et je sentais chaque gouttelette glisser de mon aisselle le long de mes côtes sous ma chemise blanche. Je serrais le poing. J'étais sûr de moi. Je me sentais beau. Je dominais le monde. 
Il n’y avait pourtant pas de quoi sauter au plafond. Je m’étais péniblement traîné au long des ces années, passant d’une classe à l’autre de justesse, redoublant parfois sans que je sache exactement pourquoi ça avait merdé. J’étais ailleurs. Je n’étais pas dans les détails. Il y avait une chose dont j’étais sûr, c’est que d’année en année, les classes étaient toujours partagées en deux. Mon intuition était simple : il y avait ceux qui allaient réussir et ceux qui allaient rester en rade. Ça se voyait sur les têtes. Les plus nombreux, constitueraient le gros des troupes qui allaient irrémédiablement pédaler toute leur vie pour faire tourner la grosse machine sans aucune chance de profiter un peu et de pouvoir souffler. C’était écrit d’avance. C’était cuit pour eux, je le voyais bien. Leurs parents les avaient convaincus par avance de l’inutilité de réussir en dehors de leur propre misère. Il était plus prudent de rester dans le giron. Ils avaient tracé un cercle invisible autour de la famille. Le mieux pour la progéniture était de ne pas s’aventurer en dehors de ce périmetre identifié. Ils les avait préparés, briefés, à se soumettre, à ne rien demander, à subir leur destinée. Chacun à sa place. Pas de place pour tout le monde. Tu finiras éboueur, telle était généralement la prédiction.
 J’avais bien sentis aussi que les autres n’échapperaient pas non plus à la grosse machine. Tout le monde allait y passer. Ceux-là aussi feraient tourner la bête, fut-elle immonde. Fut-elle plus conciliante, fut-elle plus douce pour eux. Eux aussi allaient trimer et courir après toutes les chimères. C’était ça son truc, à la grosse machine. Personne n’allait y échapper. 
Pourtant, en cette après-midi de juin, je décidais de faire l’autruche. Au moins ce jour-là. Pour une fois, la vie m'apparaissait simple et droite. Franchement, tout semblait fastoche. Simplissime. J’avais choisi de me contenter de ça pour aujourd’hui. Il suffisait d’être nickel et d'être sûr de soi pour posséder la planète entière. Et là, j’étais beau comme un camion neuf ! Adieu Martinez et ses cours de physique sur les paillasses du troisième étage. Ce matin, il n’était pas question de bouder ce plaisir trop rare.
Bien mieux qu'une veste à bourrelets mous, mon blazer bleu marine à boutons dorés m’assurait une allure impeccable. Je l’avais endossé pour faire impression pour les oraux du dernier jour. 
Je l’aimais bien ce blazer, carré aux épaules, il glissait le long de mon torse dont il soulignait avantageusement la silhouette. Croisant ses pans sur le devant, il m'enserrait comme les plis d'une serviette fraîchement amidonnée dressée sur une table de mariage de province. Avec lui, j'étais enrobé, ceint et protégé de tout danger extérieur, tout comme croit l'être le toréador avant d’entrer dans l’arène. Tiré aux cordeaux. Prêt à servir, enserré dans sa protection illusoire, face au monstre de six cents kilos lancé comme une furie. C’est tout juste si je ne claquais pas les talons au rythme de olé imaginaires, ovationné par les usagers en liesse de l’autobus. 
Je venais de passer ce dernier oral et je planais véritablement dans le bus de la ligne 27, en route vers Romane. Je me demandais si elle aussi s’en était tirée. En entrant dans Clamart, l'itinéraire passait devant mon lycée. Le  collège m'apparut abandonné avec sa porte principale piteusement fermée. Je pensais qu’après des années de batailles, le vieux bahut venait de perdre la guerre. Il gisait, abattu, le regard clos. Il était seize heures, le boulevard si fréquenté le matin était désert à présent. 

Putain de lycée ! J’en connaissais par cœur tous les recoins. Depuis sept années, j’y étais entré chaque matin par la petite porte vitrée, sous l’œil blasé du pion de service. Puis je traversais le préau pour déboucher dans la cour rectangulaire au sol en bitume. De chaque côté, un auvent de plastique ondulé jaune abritait les mille élèves, les jours de mauvais temps. Les poteaux métalliques servaient de buts pour les accros de foot. 

Putain de lycée ! Depuis la sixième tout recommençait comme une moulinette sans fin : les billes dans la cour à la belle saison; les calots que les grands nous piquaient puis que l'on repiquait aux plus petits l'année suivante pour les échanger à notre tour contre des soldats en plastique peint. Les interminables parties de paume avec Antoine, que nous achevions, après la cantine, les mains en sang. Tout cela avait tant compté. Tout cela subitement était terminé. 
Le bus 27 arrivait à la hauteur de la grande place ronde dont le décor pompeux m'avait accompagné infatigablemen durant douze années, matin et soir. Les fontaines aux allures staliniennes me tirèrent de ma rêverie. C'est là que je descendais. J'hésitais avant de poser le pied sur l'asphalte de la place. Je contemplais une dernière fois le bus et ses sièges en plastique orange. Je fermais d'un seul coup la porte de toutes ces années. Je n’aurai plus à discuter, plus à argumenter, à justifier un retard. Basta, basta, basta ! Couteau planté dans la mémoire. Putain de lycée !
Depuis le début de l'année, Romane courait de réunion en réunion d'un préau à l'autre, d'une A.G. à l'autre, inlassablement insaisissable. Toujours vêtue de sa veste en toile rouge, elle ne manquait jamais un exposé sur une lutte syndicale ou un soulèvement populaire à l’autre bout du monde. Moi, je l'attendais à la sortie. Presque toujours pour rien. Elle arrivait en retard à nos rendez-vous, éternellement désinvolte et ravie de ses nouvelles batailles.  
- Romane, tu sais, j'ai une idée... 
- Tu n'as pas cours cet après-midi ? 
- Une super idée… Une idée furieuse…
- Viens, Victor, à deux heures trente au Centre Culturel Jean Vilar, tous les mercredis, il y a une conférence sur un thème socio-politique, tu viens ? 
Romane me tirait déjà par la manche vers l'arrêt du bus.
- Je ne sais pas... Le Centre Culturel Jean Vilar c'est un nid de féministes acharnées...
Je n’avais pas envie de ça. Ces filles en petits groupes qui jouaient les indifférentes et les discours prémâchés, la Gauloise au bec ou les clopes roulées entre deux doigts jaunis, les postures révolutionnaires en pulls cachemire… je n’y arrivais pas. Je n’y suis jamais arrivé. Je trouvais ça con. Ça sonnait faux. Ce cinoche faisait certainement partie du cheminement normal vers le statut d’adulte. Il fallait en passer par là. C’était leur vision touristique de la vie. Comme on visite le Parthénon, on doit visiter son Trotski. Moi, il m’apparaissait décidemment que la révolution était bel et bien une façon de rentrer dans le moule. C’était un comble. J’étais étranger à ce processus de mûrisserie artificiel. On n’est pas des bananes. Je voulais seulement me retrouver avec Romane. Rêver en tête à tête. Quitte à la regarder durant deux heures sans bouger, sans parler. Juste la regarder. J’étais amoureux. Depuis des mois, je lui courrais derrière. Je ne la rattrapais jamais. Je finissais toujours par céder. 
- …Évidemment que je t'accompagne. C’est quoi le sujet plus précisément, cette fois-ci ? Je te dis quand même mon idée ? 
Romane était déjà en route. J’insistais : 
- Voilà, on va pointer un endroit sur un globe... Au hasard et l'on s'y retrouve... Tous les deux... On y reste une semaine et on décide... 
- "Dix films sur l'émancipation féminine". C'est une rétrospective du cinéma féminin, montée par Solange Bertrand, tu sais, la journaliste du Nouvel Obs… Ça fera du bien à ton éducation de macho. Elle rit. 
- S'il y a bien quelque chose que je ne suis pas c'est macho, merde ! Dis-moi plutôt ce que tu penses de mon idée du globe. 
Romane fit mine de ne rien entendre. 
- Sinon, la conférence... Elle sortit de sa poche le programme du mois et le déplia en se tenant d’une main. C'est sur « la nécessité de lever le blocus économique, commercial et financier appliqué à Cuba par les Etats-Unis », il y aura des projections de films...  Et qui va pointer sur le globe ?
- Heu, toi… ou moi... Peu importe, on s'en fout ! Il y a le vieux globe en bois verni dans la salle de géo au lycée, au troisième... Si on le fait, tu marches ?
- Jean Vilar c'est un bon centre, vachement actif, affirma Romane, délaissant la planisphère. À Clamart ils sont un peu en retard côté planning familial, mais pour la culture, ça va à peu près... 
Le bus nous déposa juste devant l'entrée du Centre Culturel. Romane nous avait tellement speedé que nous étions les premiers. Le trottoir était désert. Elle n'avait pas arrêté de parler de Cuba durant le trajet.
- Tu vois, c'est malin ! Jean Vilar n'ouvre qu'à deux heures trente. Tu ne nous as pas laissé le temps de respirer et maintenant il va falloir poireauter devant les portes closes... 
- Tu ne vas pas en faire une maladie. On a à peine quelques minutes à attendre. On va discuter... Et d'abord je ne suis pas sûre d'avoir bien compris ton histoire de globe… C'est quoi, exactement, ton truc ? 
Là, je jouais gros. Il fallait être convaincant. Je n’avais pas le droit à l’erreur. Je me dis que la meilleure défense était l’attaque. 
- Merde, Romane, c’est toi qui répètes à longueur d'année que tu en as assez de ce monde tel qu'il est, non ? 
- En tout cas, je le pense, mais quel rapport ?
- Il y a un grand globe terrestre en salle de géo de quatrième. Je le fais tourner, je ferme les yeux et je pointe mon doigt au hasard lorsqu'il s'arrête...
- Et alors ?
- Ben, c'est là qu'on va...
- Qu'ON va ?

À SUIVRE...



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BARRANCA / CHAPITRE 1 / ÉPISODE 2

6/16/2017

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BIENVENUE DANS CETTE AVENTURE DÉJANTÉE. Il y a 56 épisodes. Chaque vendredi retrouvez ici le roman en lecture libre. 

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Résumé : Après une très violente tempête, Victor est enfin sorti de son abri et vient se ressourcer sur une plage immense. Il roule à bord de son minibus sans but précis.

Je n’avais pas fini de me poser cette question lorsque tout explosa soudain. Un fracas épouvantable, un soubresaut, un grondement terrible... Que se passait-il ? Je ne réalisais pas vraiment. Les cormorans s'enfuyaient, le sable tournait, les vagues divaguaient. Un fracas irréel et cette sensation incontrôlable de monter avec mon siège comme soulevé par une main de géant. Je montais… pour redescendre aussitôt. Brutalement. Sans prévenir. Violemment. Sans ménagement. 
Etait-ce une houle plus violente que les autres qui m'avait obligé à remonter plus haut vers le sable sec ? Etait-ce un coup de volant trop brutal ? 
En tout cas, la ligne d'horizon vacilla devant le pare-brise, le sol bascula. Il fit nuit, il fit sombre, il fit du bruit... Je m'écrasai méchamment sur le côté. Projeté au sol par la main du géant. Le volant avait échappé depuis longtemps à l'emprise de mes mains. Les objets volaient en tous sens comme en apesanteur. 
Je n'eus pas le temps d'apercevoir quoi que ce soit de ce qui se passait mais j'imaginais très bien la scène dans mon dos : La bouteille d'huile voltigeait par-dessus le réchaud Coleman et s'écrasait sur le sac de farine sans grumeaux. Le riz à son tour s'étalait avec délectation sur ce mélange onctueux. Tout atterrissait en désordre et avec brutalité. Le vacarme était ahurissant. Il était provoqué non seulement par les objets qui se brisaient dans leur chute, mais aussi par le long gémissement de ces dures semaines passées à économiser centime après centime et qui s'achevaient en mille éclats. La fenêtre côté conducteur semblait loin et s'éloignait encore. J'étais attiré comme par un aimant vers la place du mort.
Un quart de seconde qui semblait une éternité. Un silence intense s'en suivit. Long, immense, désespéré.
Un chuintement rompait cette trêve. Le combi s'était immobilisé sur le flanc droit et une roue continuait de tourner comme on le voit dans les séries B. Je me retrouvais les pieds en l'air, dans une position plus qu’inconfortable, adossé à la portière passager qui faisait maintenant office de plancher. Le minibus avait tourné d'un quart de tour dans le sens des aiguilles d'une montre puis s'était immobilisé, comme épuisé après un exercice de gymnastique éprouvant. 
Moi aussi j'étais KO. Abasourdi. Étais-je blessé ? Je ne savais pas. J’avais atterris sur le minicassette qui était maintenant en vrac. Mon cou me faisait mal. Enfin... Il n'y avait pas de sang. À ce stade, je n'avais pas d'autre moyen de vérifier quoi que ce soit. Vue d'ici, la cabine paraissait immense. Je ne l'avais jamais imaginée sous cet angle. La portière, il y a quelques instants à portée de coude était à présent à des années lumières. 

Il m'était impossible de bouger. Mon esprit commençait tout juste à refaire surface. Le chuintement avait cessé, mais d'autres bruits faisaient leur apparition. Petit couinement, bruit de tôle froissée, dégoulinade de fluides. A chaque fois j'essayais d'en comprendre l'origine pour évaluer l'importance du ravage. C’était peine perdue. Je me faisais une raison en me disant qu'il fallait d'abord sortir de cette gangue métallique, lorsqu'une frayeur me fit sursauter : le feu ! 
Il pouvait prendre d'une seconde à l'autre. Je devinais l'essence couler le long du moteur. Je la sentais. Une étincelle jaillissait de la batterie. Je la voyais. Le feu se déclenchait. Il suivait le filet d'essence qui suintait le long du carter. Comme si j'y étais. Comme une traînée de poudre. Et moi j'allais cramer, les pattes en l'air au fond de la cabine. C'était trop con ! 
La clef était restée sur le contact. Il fallait la saisir au plus vite, puis sortir par la portière opposée et courir sur le sable ! La force de gravité donnait une lourdeur particulière à chacun de mes mouvements. Je me débattais sans pouvoir modifier ma position. Cela sembla durer des siècles. 
Chaque seconde était de trop. Trop longue, trop lente, trop loin, trop con...
Coincé au fond de l'habitacle, je sentais le feu se déployer sans obstacle et m'envelopper. La clef était là, à quelques centimètres. Elle me narguait en gigotant comme un grelot sous le volant, là, à portée de main. 

L'énergie vient d'on ne sait où. Un soubresaut plus intense, un concentré de rage, un ultime geste pour survivre ? D'un coup sec, je bondis et je tirai enfin sur la ferraille qui pendouillait, arrachant du même coup le porte-clés. Je retombai lourdement sur la portière en râlant comme un bœuf. Mais la clef me narguait toujours dans l'antivol. Mon cou se tordit encore une fois. Je jurais de plus belle en fixant furieusement la direction. Cette fois c'était fini. Je considérais désespérément le volant… J’allais cuire !  
Je n'en croyais pas mes yeux : bingo ! La clef brillait encore dans l’antivol mais elle avait tourné et le contact était coupé ! Je soufflais quelques instants, incapable de remuer. 
Mon cou me faisait souffrir comme jamais. Les roues crissaient toujours. D’autres grincements sourds s’obstinaient à résonner dans la caisse. Il fallait déguerpir. Il était temps de s'extirper de cette carcasse. J'entrepris d'atteindre la fenêtre de la portière côté conducteur. Étrange lucarne tournée vers le ciel d'où je voyais passer les nuages dociles. Je contemplai quelques instants ce tableau azur avant de m'extraire de ma tourelle. Je sautai à terre et m'affalais sur le dos, les bras en croix sur le sable encore tiède. Le minibus ne s'était pas embrasé. À l’évidence, je ne risquais plus grand chose. Un hoquet me prit, je me mis à rire nerveusement. Tout était calme. Pas la moindre étincelle. J'avais paniqué pour rien et je trouvais ma réaction grotesque à présent. Les âmes anxieuses ont-elles une vie plus longue que les autres ?

Autour, la plage semblait encore plus déserte. Vide de toute présence, vide de tout espoir de secours. Les vagues maintenaient sans faiblir leur ballet agaçant. Le soleil poursuivait sa descente indolente vers l'océan. Pas un chat à l'horizon. Dans quelques instants il fera nuit. Le tableau était achevé : dehors le calme infini et dedans tout cassé. 

Il y a des jours maudits, des jours où l'on a vraiment envie de tout laisser tomber. Depuis ce quart de seconde, cette journée était à classer parmi les plus exécrables de ma vie. J'avais cru pouvoir remédier à ce sentiment diffus d'échec qui s'était installé en moi alors que je quittais l'aéroport par la petite route qui bordait la piste. Je pensais venir impunément me ressourcer sur la plage, en m'offrant cul sec un grand bol d'air marin. 

Cette fois encore je pensais que la présence bouillonnante des flots suffirait à adoucir le mauvais coup du matin. Depuis que je suis môme, la mer agit sur moi comme un véritable remède miraculeux, une antidote infaillible à la plupart des maux qui me frappent. Parce que je suis né au bord d'une plage immense et sauvage comme celle-ci. 
Quand on vient de la mer, on retourne à la mer. Quand on vient de la plage, on n'oublie jamais le rivage. On a toujours un bout de plage dans un coin de la tête. Il surgit comme ça, au détour d'un cafard. Il vous suit partout et vous soutient dans les instants de désarroi. Tout le long de la plage de mon enfance il y avait des paquets d'algues. Selon les jours, ils formaient, au gré de mon imagination, des forteresses imprenables, des cargos transatlantiques ou des voitures amphibies brusquement submergées par l'écume effervescente et tiède de la vague montante. Je sautais sans précaution dans le tas et m'y prélassais en rêvant, secoué par le ressac. Lorsque l'eau se retirait, ça faisait un inimitable bruit de succion sans fin, puis à nouveau l'eau tiède bouillonnante revenait câline et amicale. Ça durait des heures, ça berçait, ça remplissait le corps.

J’ai passé toute ma jeunesse au bord d’une plage et j’avais conservé cette sensation d'y avoir passé toute ma vie. J’avais beau scruter, je ne me souvenais de rien d'autre. Ces heures passées dans l'écume étaient l'essentiel de mon existence. Comme je ne peux pas oublier le mouillé tiède qui montait en caressant ma peau à travers les algues, je ne peux pas oublier la place immense laissée par la vague descendante, ni le temps démesuré et généreux. Cela avait duré jusqu'à mes six ans. Six années au rythme de l'eau. Jusqu'à ce jour où il fallut tout quitter pour rejoindre la France. 
Un sinistre paquebot aux jointures métalliques se chargea de me faire passer du paradis à l'enfer. Encore que je n'avais aucune notion du paradis. Je n'avais tout bonnement aucun repère, aucun point de comparaison. Je n'avais connu que le nirvana. J'allais apprendre qu'il y avait un envers au décor. Le mal était fait. Lorsqu'on a passé autant de temps hors du temps, on ne peut plus rentrer dans le rang. On est contraint de constater de l'extérieur, de s'étonner et d'observer les autres, tous ceux là qui n'ont pas connu l'odeur du varech dans leur enfance. 
On les envie pourtant. Eux qui ont appris à nager dans peu d'espace, ils savent barboter dans un mètre carré, autant dire dans un verre d'eau. J'ai toujours conservé ce sentiment d'infirmité et d'incapacité à m'intégrer. Eux, tout au contraire, ils se bousculent sans se gêner. Ils sont rangés côte-à-côte sans se déranger. Eux, ils craignent le large et l'espace. Ils préfèrent les rues, les feux rouges et les passages cloutés. Ils attendent sagement qu'on leur dise où ils doivent aller. Ils aiment le rangement et l'ordre. 
Lorsqu'on est né avec l'immensité autour, on ne peut plus jamais nager dans un mètre carré, on a l'impression que ça n'avance pas. 
D'ailleurs on n'a jamais appris à nager, on a appris à se débrouiller pour barboter. Nuance ! Toujours. Il faut toujours se débrouiller. Tout inventer, apprendre à côtoyer, apprendre à négocier. De son coin, continuellement en retrait, sur le côté, on considère les autres. On se sent de trop dans cette bouillie. On n’est pas à l'aise au milieu du lot. On regarde autour, hébété. On les contemple, eux, toujours prêts à se chamailler, toujours prêts à se piquer un petit bout d'espace, un peu d'air qu'ils n'ont déjà pas en quantité. Ça n'a pas que des avantages mais c'est comme ça. Eux, ils savent y faire. Ils connaissent les escaliers, les portes dérobées et les couloirs de service par cœur, ils savent les astuces pour arriver. Moi, non.

Bol d'air marin ou pas, le jour déclinait, la peur m'envahissait et avec elle une lourde sensation d'injustice me serrait le ventre. Je sentais peser sur moi, à nouveau, le poids du fardeau que je traînais depuis la nuit des temps. Il revenait. Il était à nouveau là. Ce sentiment de tracter un fourbi millénaire. Une sorte de roulotte pleine à ras bord, qui me suivait sans jamais pouvoir la dételer. Elle était toujours derrière moi, mais je ne la voyais pas. Quand je tournais la tête d’un côté, elle disparaissait de l’autre. Parfois, elle se faisait discrète, quelques fois, au contraire, elle se rappelait à moi de tout son poids. Et il faut se le trimbaler, tout ce fourbi lourdingue. Un fourbi inextricable : l'entourage, la famille, les parents, les lardons, sans oublier le mobilier. 
Ah, le mobilier ! La table et les chaises, le buffet Henri II, l’armoire normande de la grand-mère, le vaisselier du salon…On pensait que c’était un simple décor, installé sans précaution. On le croyait inerte, posé là pour des années... Juste pour nous servir. Juste pour grappiller dans les tiroirs et refermer leur gueule d’acajou vernis. On pensait qu’on leur avait définitivement cloué le bec. Mais les meubles, ils sont têtus, ils sont fait pour durer, ils ont tout vu, tout vécu. Ils ne sont pas disposés à jouer seulement la déco. Ils s’incrustent. Ils scrutent. Ils nous connaissent par cœur. Ils sont les témoins immobiles et muets de nos petites vies rangées. Ils ont tout remarqué de notre quotidien dans leur aphasie agglomérée. Les allées et venues anodines comme les coups de genoux sous la table, les coups bas, les jeux de pieds, les insistances charnelles, les œillades et les non-dits, les bagarres pour ces petits riens. Les intolérances, les injustices du quotidien. Tout, tout, ils ont tout enregistré depuis plusieurs générations. Ils ont tout vécu et ils s'en souviennent. Ils ont conservé la mémoire et la rancœur. Prêts à nous les resservir à la moindre incartade. Ils possèdent la chronique de cet héritage et quand on tire le fil, tout vient avec. La poussière en prime.
C'est certainement pour cela qu'on fait le ménage quotidien avec tant d’ardeur dans ces familles bien proprettes. On lustre, on polishe, on lisse, on époussette à tour de bras. On lime les angles, on coupe ce qui dépasse... En fait, sans le savoir, on gomme, on efface. On tente d'effacer ces traces insupportables des excès des uns et des scories des autres, des caprices et des déviances. Des ancêtres, comme des vivants. On frotte, on y met de l’ardeur et de l’huile de coude. Peine perdue, rien n’y fait. Rien ne se perd et il faut se rendre à l’évidence : on traîne tout cela comme si on l’avait commis. On supporte le fardeau toute la vie. Comme s’il était ancré en nous, comme la bosse au chameau, comme la coquille à l'escargot.

Des jours comme celui-là, on ne croit pas qu'ils puissent arriver tout seul. Trop de malheurs d’un seul coup. Toutes ces misères ne peuvent pas être là par hasard. Elles ne sont pas isolées. Elles sont liées à telle ou telle portion du passé et elles en portent la cicatrice : Son bonheur ou sa poisse qu’ils traînent comme un fil à la patte. Alors à chaque fois que ça merde, on pense que c'est sûrement à cause de tout ça. Tout ça ? Tout ça ! Tout ce machin qu'on tire sans s'en rendre compte, tout ce fourbi, toute cette fiente. À longueur de jour, à lenteur de nuit. 

Et la revoilà l'existence à laquelle on était tellement bien habituée. Elle se pointe à nouveau. Elle nous joue ses tours de cochon, elle nous fait payer ses additions. On se croyait pépère. Le petit lit douillet avec les coins de petits bonheurs et les recoins de petits malheurs dissimulés en dessous. On s'en était fait une raison. On pensait avoir tout planqué sous le matelas. 
Nos petites misères, nos petites satisfactions, il n'y avait que nous qui savions. La souffrance, ce n'était plus de la souffrance, c'était devenu des petits plaisirs en cachette. On ne voyait plus rien, on confondait tout. Et voilà, forcément, un jour ça vous pète au nez ! Ce jour-là, on cherche le responsable. 

On n’avait rien demandé à personne ! On voulait seulement vivre pépère, débarrassé de tout fardeau. Sans cette caravane. Ne plus porter le poids du passé, ne pas subir l'angoisse du devenir. Vivre sans passé ni futur. On voudrait juste vivre au présent de l'indicatif. Voilà ce qu’on voudrait, voilà ce qui serait bon. Voilà qui paraissait simple. Il suffirait que chaque instantané de présent soit  détaché du précédent, sans lien, sans rapport, sans calcul, sans regret. Quelle aubaine ! Vivre dans une tranche de temps, avec un quignon de pain, voilà qui ouvrirait l'appétit de vivre. Le temps saucissonné, la voilà la liberté ! 
Seulement il y a un bémol : la caravane. Elle se pointe à nouveau. Et là, c’est pas seulement les meubles qu’elle te dégueule. C’est tous les autres ! Les vivants de la souche. Un aïeul, un père, une mère, une sœur, un frère, une tante, un génocide, un exode oublié, un massacre. Tant de cadavres restés dans le placard de notre généalogie. Et ce fourbi, ce n'est pas n'importe quel bordel. Autant de réminiscences qui plongent en nous comme des ramifications entrelacées qui poussent et te bouffent. Ces racines nous emmêlent, nous emberlificotent et pourtant, simultanément, nous nourrissent. Nous sommes comme ces bateaux à quai que l'on charge pour une longue traversée. Flottants juste au ras de la ligne de flottaison alourdis par ces provisions qui sont aussi leur seul moyen de survie. 
Alors, te voilà, toi aussi, comme un Clipper flambant-neuf, fin prêt à bondir à l’assaut des mers du globe. Superbe quatre-mâts transatlantique né pour fendre fièrement l'écume et traverser les océans, te voilà arrimé au quai en attendant de pouvoir larguer tes amarres. Amarré à ta bite.
Car, si tu les laisses faire, les autres, surgis du fond des chairs, ils reprennent le dessus. Et il faut faire vite, parce qu'ils ne lâcheront pas le morceau. Les autres, ils te plongent la tête sous l'eau et ils appuient doucement. Tu t'enfonces et tu sens l’eau se refermer sur toi. Tout devient trouble. Tu sombres. Tu réapparais par intermittence comme un ludion. À la recherche d'un peu d'air, tu les entends, là-haut sur la berge. Ils sont là, à te contempler, à observer, à faire joujou, à attendre que tu remontes. Ils ont le temps. Ils n’ont que ça à faire. Toi, à force de te débattre, tu bois la tasse, tu bois encore, tu coules, tu hurles, tu appelles au secours. Et eux de t'apostropher :
- Alors, t’y vas ? Tu ne vas pas couler, dis ? Tu ne vas pas nous laisser comme ça en plan ? Tu vas le tenir ton rôle jusqu'au bout ? C'est pour ça qu'on t'a amené là : école, examens, premier de classe, tableau d'honneur... 
Tout le tutti quanti qu'on te serine à longueur de journée. Et aujourd’hui ils vont te le ressortir. Tu vas y avoir droit une fois de plus : 
- C'est pas pour rien qu'on s'est fait chier ! Tu vas tout de même pas te barrer comme ça ! Il faut que tu y passes aussi ! On s'est emmerdé à inventer toutes ces machines à rassurer la conscience. Il faut que tu sois dans le moule. Il faut que tu nous rassures à ton tour. On est dans la merde jusqu’au cou, il faut que tu partages les emmerdes et que tu nous en sortes ! 
- Ah, nous y voilà donc ! Je me demandais aussi. 
Tu penses bien qu'ils ne vont pas te lâcher comme ça. Ils te le sermonnent à mi mots, ils comptent sur toi pour les sortir du pétrin. L’amarre tient toujours. Tu montes, tu descends, tu les vois, tu les entends et même par instants tu te prends à les croire. “Et s'ils disaient vrai ?” Et si c'était ça la destinée, le rôle de chacun : prolonger une œuvre commune, être responsable des suivants et par là même, les contraindre à leur tour ?”  
Peut-être un jour, tu réagis, tu penses :
- Elle va lâcher ou pas cette putain d’amarre ? Tu te dis... Merde ! Et ce quai, il va s'éloigner, pour que je prenne le large une fois pour toutes ? Saloperie de corde, elle tient. Elle tient même bien ! Ça ne pète pas tout seul ce genre de ficelle.
Et tous, là-haut sur l'embarcadère, ils s’impatientent les lascars depuis le temps qu’ils font du sur place en pataugeant dans la gadoue.
- Alors, petit salaud ! Je-m'en-foutiste! Tu ne vas tout de même pas t’en tirer tout seul... Pense à nous au moins ! À nos sacrifices ! À nos nuits sans sommeil ! À ceux qui sont morts à la guerre ! À ceux qui ont tout donné pour ta liberté... Il faut que tu en baves aussi ! 
Tout est bon et tout y passe, les arguments éculés, la morale, les privations, la faim dans le monde, le soldat inconnu, la misère des petits chinois… Ben ouais et après qu'est-ce que t'y peux ? Tu vas pas le refaire à toi tout seul ce putain de monde.
Peut-être qu'à ce moment tu penses qu'il vaut mieux couler à pic une fois pour toutes. Pour leur échapper. Quelle délicieuse sortie. Ce serait une bonne idée, tu penses, mais l'amarre est ainsi faite : elle te maintient exactement à la surface. Juste ce qu’il faut. Suffisamment dans l’eau pour que tu coules et suffisamment hors de l’eau pour que tu ne sombres pas totalement. Suffisamment loin du quai pour que tu ne puisses pas t'y accrocher, suffisamment près de la berge pour qu’ils te voient et que tu les entendes te claironner leurs immondices. Ils ont tout prévu, décidément. 
En chœur, ils reprennent distinctement :
- Lâche ! Moins que rien ! Marginal... c’est plus facile de couler ! Tu préfères fuir tes responsabilités, tu renonces ! 
Et là tu piges. Il vaut mieux que tu comprennes, sinon tu ne comprendras jamais qu'ils te sucent ta vie, tes espoirs, tes rêves. Ils veulent y pénétrer, s’y réfugier, s’y asseoir, s’y étendre avec les doigts de pieds en éventail et même ramener le restant de la famille : les cousins, les cousines, les cousins germains, les issus de germains, les voisins, les provinciaux, les coreligionnaires, les salariés, les syndiqués... 
Car tu es leur espoir. Tu es leur seul espoir. Voilà : tu es leur dernier espoir. 
Tu comprends maintenant que depuis des millénaires, ils en attendent un qui les sortira de là. De ce merdier, de ce pétrin sans fond dans le quel ils se sont fourrés. Un malin, un dégourdi, un entreprenant, un guide. Ce sera le prochain de la chaîne ou le né suivant, peu importe. Que ce soit un membre de la famille, un patron ou un révolutionnaire, il leur faut un chef prémonitoire. On le guette, on ausculte, on scrute, on consulte les augures. À chaque naissance, un nouvel espoir... On attend le nouveau Mozart, le nouveau Christ. On y croit, on espère, on compte déjà sur lui. 
Tout ça depuis qu'il y en a un qui, avant tout le monde est sorti de la savane en se tenant debout sur ses pattes arrières. Il avait fière allure ! Faut voir comment il nous a toisé ! Il voyait plus loin que tout le monde. Il disait. Plus haut que les autres. Il avait l’air de savoir... Il avait l’air de savoir, alors on l'a suivi. Aveuglément, on l’a suivi. 
Depuis, on a pris l'habitude de compter sur les autres, pour une lueur d'espoir ou un morceau de pain. 

À ce moment, il te faut une dose de sang-froid pour comprendre ou accepter : Est-ce que ce sont des salauds ou des paumés ? Ils n’ont jamais su rêver, jamais su espérer ou seulement vivre. Ils ne savent pas ce qu’ils font là. Ils ne savent même pas qu’ils sont sortis en gueulant, d’un trou bavant pour atterrir gluants, sur une table en Formica. Ils pensent qu'ils sont là comme s'ils y avaient toujours été. Comme s’ils avaient toujours ressemblé à la photo de leur première communion. Comme s’ils ne voyaient plus les points noirs sur leur pif. Comme si la terre devait éternellement et obligatoirement les supporter. Comme si le ciel était immobile et ne pensait qu'à eux. 
Ils sont là et ils se donnent la main dans le monde entier, comme les mailles d’une nasse géante, prêts, dans l’union de tous les paumés du monde, à attraper les rêves qui passent afin d'en décortiquer les pattes, de les presser pour en sortir un peu de jus et les mâchouiller sans fin. De s'en nourrir pour quelques heures, puis de s'endormir en rotant. Leur espoir est ainsi fait : caser leur agonie dans le désir des autres. Il faut comprendre et accepter cela. 
Alors coupe l’amarre et tire-toi, car l’eau est bonne et rien de tout ça ne t’appartient, comme tu ne leur appartiens pas. Tout ça n’est que l’idée qu’on s’en fait. Tire-toi !

Le jour déclinait, la peur m'envahissait, elle grimpait de mes entrailles et avec elle une lourde sensation me serrait le ventre. Décidément je broyais du noir sur mon littoral doré. Il y avait de quoi. Un quart de seconde de trop. Je considérais le désastre qui compromettait mon projet. Tout ce qui restait de mon minibus jaune acheté quelques jours plus tôt était ce tas de ferraille anéanti. Mon rêve n'avait pas duré huit jours. Je n'avais plus assez d'argent ni le matériel pour réparer les dégâts. Le moteur tournait-il encore et comment remettre mon malheureux combi sur ses quatre roues ?
Il y a des jours comme ça où l'on a vraiment envie de tout laisser tomber. La nuit envahissait la plage et l'obscurité me faisait peur. Il n'y avait rien à l'horizon. Je demeurais pensif et impuissant, assis sur mon monstre froid. Un long moment s'écoula. Les vagues me paraissaient hostiles à présent. Romane était vraiment très loin dans son Boeing argenté. 

​À SUIVRE...
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