• ACCUEIL
  • LE LIVRE
  • L'AUTEUR
  • ILS EN PARLENT
  • REVUE DE PRESSE
BARRANCA
  • ACCUEIL
  • LE LIVRE
  • L'AUTEUR
  • ILS EN PARLENT
  • REVUE DE PRESSE

BARRANCA / ÉPISODE 13

8/25/2017

0 Commentaires

 
BIENVENUE DANS CETTE AVENTURE DÉJANTÉE. Chaque vendredi retrouvez ici BARRANCA en lecture libre. 

​Résumé : À la suite d'un pari de jeunesse insensé, Victor et Romane se sont donné rendez-vous dans une petite ville inconnue, du sud des Etats Unis, Santa Clara. Victor et Romane trouvent à se loger dans la pension glauque de Mamma Gloria. À la fin de leur séjour dans la pension glauque de Mamma Gloria, Romane reprend l'avion pour s'en retourner à Clamart. Victor conduit son minibus tout juste acheté en direction de la plage immense...  

Tout alla très vite. Enregistrement, poids, étiquette, boarding pass, sourire final au milieu des vitres cassées et des courants d'air.
- Porte 24, Annonça le triomphateur de fatalité. Là, juste devant vous… Je vous souhaite un agréable voyage, Mademoiselle !  
Nous étions à présent allégés. Sans bagages, mais au point de non-retour. Une partie de Romane avait déjà disparu dans la machine. 
- Les bagages sont dans la soute, Vic...
- On peut coincer la machine, les récupérer avec des pincettes, déclencher une alerte à la bombe, tu sais, dans ce cas, ils déchargent tous les avions et recomptent les valises, une par une... Ça laisse le temps de réfléchir !
- Je crois qu’on a eu le temps Victor. Ça ne serait que reculer pour mieux sauter... Tu le sais bien.
Elle n’avait pas dit Vic. Je savais très bien. Tout nous avait conduit jusqu'ici, tout et surtout nous-mêmes. Je n'avais en réalité rien envisagé d'autre. L'épreuve était insurmontable. Comme un imbécile, j'avais un instant pensé que l'ouragan ou une grève des contrôleurs aériens pouvait encore changer le cours du destin sans comprendre que le coup était déjà joué depuis le début. Nous passâmes comme des somnambules le long des comptoirs aluminium où les files d'attentes s'allongeaient, jusqu'à la porte vingt-quatre. Romane, à son tour, comme ses bagages quelques minutes plus tôt, fut aspirée par un tapis roulant. Je la regardais s'éloigner dans sa robe rouge, rapetisser dans une bulle de plexiglas. Elle fit un signe de la main à mi-chemin et m'envoya un dernier baiser. À mon tour, je lui retournai un signe d'adieu. Elle fut happée. Ce fut le vide.
Je sautai dans mon combi jaune et fonçai sur la petite route qui bordait l'aéroport. Je stationnai à l'endroit où la route s'approchait au plus près de la piste. Une double rangée de barbelés et quelques enjambées nous séparaient. Tout s'était passé si vite et pourtant, déjà tout ce temps écoulé, une semaine qui avait semblé inespérée, comme suspendue dans le temps et l'ordre. Une parenthèse dans la logique qui se déroulait depuis des années. Encore maintenant je ne voulais toujours pas y croire. J’avais pensé que nous serions les plus forts. L'avion se présentait à l'extrémité de la piste et me prouvait le contraire.

L'air était chaud. J'étais seul sur cette petite route au bout de la piste. À quelques mètres, cet avion argent et rouge allait parcourir en quelques heures des milliers de kilomètres pour rejoindre Clamart et avec lui, Romane. Il allait foncer droit devant lui, vers l'autre bout du monde, sans état d'âme. J’imaginais Romane regardant par le hublot. M'apercevait-elle ? Voyait-elle le minuscule bus jaune sur le bord de la route ? Des liens invisibles reliaient encore nos carlingues métalliques pour quelques instants encore. Je grimpai sur le toit du minibus, surplombant les barbelés. 
L'odeur de kérosène devenait plus lourde, les filets d'air brouillé à l'arrière des réacteurs s'allongeaient. Le grondement s'intensifia brusquement et l'avion roula sur la piste, plus vite et plus petit à mesure que la distance augmentait. Il était à présent mêlé à une intense fumée noire, le nez se cabra. Il monta, rectiligne dans le bleu limpide. La vision se brouilla d'un seul coup, mélangeant l’azur et déformant le petit point : je pleurai. Furieux, la gorge nouée. Je venais de perdre la partie. 
Avec le silence retrouvé une impression de solitude me saisit sans ménagement. Debout sur le toit du minibus, promontoire dérisoire, gesticulant, en bout de piste, le visage embué, la rage au corps. Je fulminais
- Merde ! Merde ! Quelle idiot ! 
Tout était flou devant moi et la piste se gondolait sous l'effet des larmes. Je m'assis, abattu. Je restais ainsi un bon moment.
L'avion était bien au-delà de l'horizon, déjà anonyme et souvenir. Je redescendis en appuyant mon pied sur le rebord de la fenêtre, puis d'un bond, je sautai à terre. Le choc, plus rude que je ne l'attendais, me ramena à la réalité. Je grimpai à bord du minibus.
J'avais du mal à trouver le trou du Neiman tant mon regard était encore brouillé. J'écarquillais les yeux à plusieurs reprises, en tirant mes joues vers le bas en tordant ma bouche afin de vider les dernières larmes, les pupilles regardant le plus haut possible. J'aperçus enfin la position de la clef et mis le contact.
Je restais encore un moment songeur. Je n’aurais jamais cru que le vide fut si imposant. Comme par provocation, le ciel s’était mis au beau. Sans empressement, j'enclenchai machinalement la première. L'embrayage me sembla lourd. Je sentis le minibus se déplacer. Il remuait comme pour me sortir de ma torpeur. Je me déployais finalement, saisissant fermement le volant. Je fis un rapide demi-tour sur la petite route et, fixant la ligne d'horizon, Je descendais Alameda et je me dirigeais lentement vers la plage immense... 

(À SUIVRE)
0 Commentaires

BARRANCA / ÉPISODE 12

8/18/2017

0 Commentaires

 
BIENVENUE DANS CETTE AVENTURE DÉJANTÉE. Chaque vendredi retrouvez ici BARRANCA en lecture libre. 

​Résumé : Leurs examens réussis, à la suite d'un pari de jeunesse insensé, Victor et Romane se sont donné rendez-vous dans une petite ville inconnue, du sud des Etats Unis, Santa Clara. Victor et Romane trouvent à se loger dans la pension glauque de Mamma Gloria. Victor et Romane ont finalement réussi à s'endormir sous la tempête dans une chambre qui prenait l'eau de partout...

On s'était réveillé les pieds dans l'eau jusqu'aux chevilles. Les bougies flottaient le long du lit au raz du matelas. "Bon anniversaire !" avait rappelé, sans enthousiasme Romane, avant de poser le pied dans la flotte. La maison était plus que jamais déserte de tout habitant. La pluie avait cessé et le ciel s’était miraculeusement dégagé. On est passé chercher le minibus au grand garage de l'avenue Alameda et on est revenu à la chambre pour charger les dernières affaires. Romane avait préparé ses fringues. J'amoncelais les dernières provisions et mon sac à bandoulière sous la couchette du combi. J'enfilai un vieux blouson de surplus et j'abandonnai mon blazer et ses boutons dorés, tire-bouchonné sous le chambranle. On a fermé nos sacs et on a claqué la porte. Je jetai les clefs dans la loge désertée de Mamma Gloria. Tant pis pour la caution. Le VW jaune vif trônait devant le perron et n’attendait que nous pour démarrer. La ville s'animait à peine.  

J'observais les lettres métalliques du grand panneau central tournoyer à toute vitesse. Les avions avaient quitté l'aéroport depuis quelques jours et la plupart des vols étaient annulés. Le hall de l'aérogare avait des allures de guerre civile : vitres brisées et débris sur le sol. L'ouragan avait mis à sac la ville et nos esprits. Tout s'en trouvait chamboulé. 
Parce que les avions ça ne s'arrête pas comme ça. Si ils s'arrêtent, ils tombent. Si ils n'ont pas pu venir ici à cause de la tempête tropicale, c'est qu'ils sont allés ailleurs. Ils n'ont pas attendu en l’air qu'on leur dise de revenir. Et maintenant c'est le bordel. Certains reviendront mais avec du retard. D'autres ne reviendront jamais. Ils avaient autre chose à faire autre part, en tout cas, plus important que de revenir se poser à Santa Clara dans un aéroport saccagé. Cancelled dit laconiquement le panneau central. Ils ont trouvé mieux ailleurs. Des aéroports en état de marche , c'est pas ce qui manque. Le pilote dans son cockpit, qu'il vienne ici ou parte au loin, pour lui, ça ne change rien. Pour nous, ça change tout. Ça modifie les petites lettres dans des cases. Scheduled ou bien cancelled. Des lettres dans des cases, affichées à coup de “flap flap flap”. “Flap flap flap”, tu comprends : tu pars où tu pars pas.
Il me restait un espoir fou. Celui que le vol de Romane soit annulé aussi. Les gens s'activaient à nouveau, repris par une frénésie de la vie, impatients ou rendus nerveux par l'incertitude d’un départ. Tout reprenait comme si le temps perdu devait être rattrapé. La nature humaine grouillait à nouveau.
Nous étions à présent avalés par une autre machine, faite de petits gestes, de files d'attente, de regards, de coupons détachables, d'étiquettes sur les valises, de destinations exotiques. Imperceptiblement efficace.
Je tentai une dernière fois : 
- Le combi nous attend là-bas... Il ne tient qu'à toi...
On apercevait son toit jaune sur le parking de l'autre côté de la baie vitrée. 
- Tu vois le guichet d'embarquement ? 
Quelques rares avions étaient annoncés. Les panneaux continuaient de tournoyer, interminablement, figeant en quelques secondes saccadées des retrouvailles ou des séparations. Parfois aussi des grognements d'agacement fusaient lorsqu’un vol était annoncé annulé. Les “flap flap flap” insidieux comme un loto sarcastique, se jouaient des passagers à bout de nerfs. Le panneau tournoya d’un cran dans un bruit de crécelle : 10h55. Cette fois, c’était confirmé, le vol de Romane était maintenu. La fin approchait.
Tout était plus fort que nous. Désemparés, à mesure que les minutes s'écoulaient, il ne restait plus qu’à faire les bons gestes : avancer vers le comptoir, repérer une tête libre au sourire mécanisé, tendre le billet après avoir balbutié, sans l'entendre, la destination du voyage. Tout ce temps semblait inutile. Du temps perdu avec toute l'énergie qui va avec. Ecoulé pour rien. Temps vide, inoccupé. Temps vidé entre deux moments abandonnés. Temps destiné à meubler des itinéraires futiles. Les vies modernes se comblent de plein de ce temps inutile. 
Le billet de Romane glissa de mes doigts, happé par le costume en mission dont le sourire se voulait réconfortant. 
- Vous avez de la chance, Monsieur... 
- C'est Mademoiselle qui part...
- Pardon, Mademoiselle, …Votre vol est confirmé. Fit le costumé victorieux de la fatalité, mais l'avion sera plein... Vous fumez ?
- Non. 
Affirma Romane, étrangère à l’enthousiasme du type. Je vis qu'elle était autant affectée que moi, mais sa détermination était intacte. 
- Tu sais où tu retournes ? 
- Et toi, tu sais où tu fuis ? 

​(À SUIVRE)
0 Commentaires

BARRANCA / ÉPISODE 11

8/11/2017

1 Commentaire

 
BIENVENUE DANS CETTE AVENTURE DÉJANTÉE. Chaque vendredi retrouvez ici BARRANCA en lecture libre. 

​Résumé : Leurs examens réussis, à la suite d'un pari de jeunesse insensé, Victor et Romane se sont donné rendez-vous dans une petite ville inconnue, du sud des Etats Unis, Santa Clara. Victor et Romane trouvent à se loger dans la pension glauque de Mamma Gloria. Victor propose de cuisiner un quatre quarts, pour fêter son anniversaire...

- À la salle de bain.
Nous enfilâmes le couloir lugubre vers la porte du fond. J'avais saisi au passage la bouteille de vin du Chili et un tire-bouchon. J'espérais que personne n'avait à nouveau utilisé la baignoire depuis que je l'avais si ardemment décrassée. Vues les conditions météo, le risque était faible. La porte d'entrée s'était ouverte sous la pression des bourrasques et la pluie avançait dans le corridor. Je la repoussai d'un coup de pied.
J'ouvris en grand le robinet, il fallut quelques minutes pour que le lavabo fût à moitié rempli. J’attrapai les quatre œufs.
- Regarde, ce qui compte c'est le poids... de l'eau ! Tout corps plongé dans un liquide... Cours de physique avec ce con de Martinez... Classe de seconde. Tu te souviens ? Il nous a fait chier celui-là... 
- Pas con ! T'es pas con quand même ! Répéta-t-elle comme pour se convaincre. Pas mal pour cuisiner sans instrument...
- Le volume d'eau déplacé va nous donner le poids de chaque ingrédient, il suffit qu'il soit égal puisque c'est un quatre-quarts ! Merci Martinez... Passe-moi le crayon, je trace sur le lavabo le niveau d'eau obtenu en immergeant les œufs, lààààà ! Passe-moi le tire-bouchon… On va goûter le chilien !
- Je prépare une barquette en papier alu pour la farine.
J'ajoutais la farine dans notre embarcation, jusqu'à ce que le niveau de l'eau ait atteint le trait de crayon sur le rebord du lavabo. 
- Et tu veux rester accroché à quoi, toi ? Nous avons obtenu nos examens, Vic... il y a des choses à faire... On a besoin de nous...
La pluie battait sur les carreaux de la petite fenêtre de la salle de bain. L'air se faufilait par le battant et soulevait le fin rideau de tulle crasseux. Un vacarme métallique se fit entendre venant du coin de la rue. La fenêtre suintait à l'intérieur le long du papier à fleurs.
- Romane, qu'est-ce que tu sais de tout ça et de la route à prendre pour les autres ? Nous devons marquer un temps avant d’avancer davantage. Notre vie a été trop vite... Vivre contre une porte métallique jaune vif ce n’est pas vivre... On attaque le sucre ?
- J'ai creusé la barquette, y a plus qu'à le verser... Tu abandonnes la partie trop vite, Victor, méfie-toi, la fuite que tu préconises, c'est la mise au rebut des grands courants de pensée, 
- Attends, regarde...  À présent, nous avons nos parts égales de sucre, de farine, de beurre et d'œufs... 
Romane rassemblait le tout dans l'assiette. 
- On en fait quoi ?
- À l'huile de coude ! Il ne te reste plus qu'à faire la pâte, maintenant ! On ramasse tout, on retourne dans la chambre pour faire la pâte et on reviendra la faire cuire après dans le four de la cuisine... 
Je vidai le lavabo et ramassai les restes du papier alu.
- Romane, il faut que je te dise quelque chose...
- Aïe ! Je parie que tu n'as jamais fait de quatre-quarts de ta vie ! 
Je repris mon souffle en quittant la salle de bain.
- L'autre jour, je suis descendu sur Alameda, avant ton arrivée... Je suis passé devant le grand garage, sur la droite, avant le supermarché Niagara... Tu vois ? Il y avait un bus à vendre, une occasion pas trop chère... Enfin, dans mes moyens. Pas trop récent ni rutilent, je te confirme... Entièrement jaune.
- Vic, ne me dis pas que tu as envie de l'acheter !
- Non…
- Putain, tu m'as fichu la frousse, j’ai vraiment cru...
- ...Je l'ai acheté !
- Le con ! Tu es dingue ! Tu es complétement dingue, merde ! ...Et il est où ?
- Il sera prêt demain... Il avait besoin de quelques petites révisions. Il n'est pas tout neuf, mais il roule... J'y ai mis tout le fric gagné quand je bossais à Suresnes. Un an à faire le pion pour surveiller des futurs chômeurs ! Je vais passer la frontière vers le Sud. Rejoindre la mer de Cortez, puis je traverserai le Mexique pour rejoindre un petit pays sur la côte Est : Le Honduras Britannique. C'est à portée de roue. Là-bas, on peut y construire des bateaux. Le bois est très bon marché… Un monde nouveau est devant nous… Romane, tu peux être du voyage, si tu veux…
- Victor... Toutes ces années, ces heures passées ensemble, ces moments d’intimité, allions-nous vers le même objectif réellement ? 
- Chaque pas que nous faisons dans cette ville inconnue, chaque mot que nous disons, tentent de répondre à cette question… 
- La militante se méfie toujours de l'anarchiste, Victor ! 
Une rafale de vent emmena une gouttière dans un vacarme métallique suivit d'un grand bris de verre. Je m'approchai de la baie, et me rendis compte que la nuit était déjà très avancée. Au coin de la rue, des poubelles roulaient vers le milieu de la chaussée, des hordes de détritus les escortaient. Des plaques de tôle traversaient le carrefour et rebondissaient sur la bordure du trottoir. L'air passait sous le cadre de bois et l'eau s'infiltrait ici aussi. Une large auréole s'étalait sur le parquet. 
- La vache, ça descend ! Il n'y a pas de volets, cette grande baie vitrée peut exploser d'une seconde à l'autre, c'est bigrement dangereux... On devrait s'en tenir à l'écart...
Le quatre-quarts cuisait dans la cuisine. Un éclair barra le ciel et la lumière s'éteignit.
- Il ne manquait plus que ça !
- On a les bougies... Le type de la supérette avait raison !
- On se croirait chez Rascar Kapack, renchérit Romane.
- Je vais voir si le gâteau cuit toujours... On ne sait jamais... Cette maudite tempête a peut-être aussi soufflé le gaz !
Romane disposa deux bougies sur la caisse en bois de la supérette. Le quatre-quarts était à point. Il devait servir de dessert, finalement il allait être le repas du soir à lui tout seul.
- Dîner aux chandelles ! S'exclama-t-elle avant de me tendre une part de gâteau.
Nous terminions le dîner. La bouteille de vin chilien était presque vide. Romane s'allongea sur le lit fixant sentencieusement le plafond. Un craquement lugubre parvint de la rue.
- Je crois que j'ai une idée... fis-je, un peu grisé.
- Oh, la, la, je crains le pire !
- Non...  C'est une idée lumineuse ! 
- Tu m'en as déjà énoncé quelques-unes aujourd'hui, on pourrait peut-être patienter jusqu'à demain ?
- Celle-ci ne peut pas attendre et après tout c'est encore mon anniversaire, jusqu'à minuit… Dix-neuf ans, ça s'illumine ! Je vais disposer le restant des bougies sur le parquet, Romane, toutes les bougies... Tout autour du lit et dans toute la pièce... Puis on va les allumer toutes... Ça va être géant !  
- Si ça peut te faire plaisir, Victor... Mais il reste plus de dix-neuf bougies dans la boîte, tu vas te vieillir... 
- Je mûris à vue d'œil…
J'attrapai les paquets sur la caisse en bois. Je fis fondre le cul de chaque bougie avant de la fixer sur le parquet le plus régulièrement possible. 
- Je ne pensais pas qu'il y en avait autant ! J'ai pris les trois paquets qui restaient... Au cas où... Je crois que j'ai eu le nez creux...
Romane ne bougeait pas. Je commençais lentement par les rangées du fond. J'avançais à mesure qu'une rangée était complète, en direction du lit. Il fallait trouver le coup à prendre. Au bout d'une demi-heure, la pièce fut entièrement hérissée de bâtonnets de cire.
- J'y ai mis le temps, mais c'est superbe ! Regarde : Un vrai champ de bougies, on dirait l’esplanade de la Tour Hassan à Rabat !  
Les dizaines de petits bâtons blancs hachuraient la pièce, jusque dans les moindres recoins. J'avais particulièrement veillé à la régularité des espaces entre chaque bougie pour que la vision soit parfaite. Je contemplai cette première phase avant de passer à l'embrasement général. Il me fallut dix bonnes minutes et de nombreuses circonvolutions acrobatiques pour tout allumer sans rien faire tomber. Certaines bougies s'allumaient sans difficulté quand d'autres s'éteignaient sous l'effet d'un courant d'air. Je devais repartir à l'autre bout en évitant soigneusement de chambouler le champ de cierges, mais le résultat était à la hauteur. La lumière dégagée était très douce et belle. Elle venait de partout à la fois, chaude et animée, donnant une nouvelle existence à tous objets de la pièce. 
- Admire ! La lumière fait danser la pièce !
Romane leva la tête. Elle sourit. 
- C'est fort ! Je dois dire, que c'est fort ! Elle reposa la tête.
Je m'allongeais à ses côtés sur le lit trop étroit. L’idée de faire l’amour me prit. Mais la circonstance ne s’y prêtait pas. Je sentais Romane absente. Je n’étais plus très présent non plus. Déjà ailleurs. Le temps était à l’apaisement. Se caresser, s’enflammer, relancer une machine déprimée, pourquoi faire ? Nous avions joué nos cartes sans tricher mais la partie était terminée. 
Les flammèches vacillaient d'autant plus qu'on s'était tout de même sifflé presque toute la bouteille de rouge chilien. 
Deux éclairs illuminèrent la pièce d'une blancheur froide. Chaque souffle de la tempête soulevait les rideaux et faisait vaciller la multitude de flammes. Dehors c'était la folie furieuse et maintenant à l'intérieur, la pièce semblait prise de frénésie. La flaque d'eau venue de la fenêtre atteignait des proportions importantes. Comme un fleuve, elle s'étendait vers le centre de la pièce, entourant dans sa progression les premières bougies qui se retrouvaient isolées comme autant d'atolls. Leurs flammes se reflétaient dans ce lac artificiel. L'eau continuait de couler par-dessous la porte. Les deux mares ne tarderaient plus à se rejoindre. Je me résignais à colmater la fuite sous la porte avec mon blazer. Après l'avoir torsadé, je le tassai le long du chambranle. Ça tombait bien, les ancres de marines en relief sur les boutons dorés semblaient retrouver leur prédestination. Il s'imprégna rapidement, sans vraiment endiguer le flot. Par dépit, je fixais à mon tour, le plafond et ses zébrures lumineuses. Finalement, nous ne fîmes pas l’amour.
- Vise le plafond c'est notre écran géant... c'est beau comme du cinémascope... on se croirait à Hollywood !
- Sans héros, sans histoire... 
- Oui, mais c'est du vécu... et nous ne sommes que deux dans la salle !
- Ça hypnotise... mais après il n'y a plus rien, nous n'avons plus de bougie. Si l'électricité ne revient pas... c'est le noir complet.
- Il restera le noir immense de la nuit... 
Romane prenait une voix lente et chaude. 
- Elles vont mourir, nous dormirons peut-être, nous mourrons peut-être... Elles berceront notre fin...
- Tu parles de leur fin ?
- C'est toi qui as allumé les bougies, Victor. Tu n'ignorais pas ce que tu faisais...
- C'était juste une belle idée... pour faire joli, Romane... une idée comme ça...
- Ou une idée pas comme ça... 
- Tu rentres toujours demain ?
- Et toi, tu pars vers le désert ? 
La voix de Romane était devenue lente.
- Oui, je pars vers le désert, il le faut. 
Il y eut un silence. Le plafond vacillait. 
- Le désert, c'est la porte à côté. Je dois partir, sinon je me le reprocherai toute ma vie. L'occasion ne se représentera pas. Je vais aller chercher le minibus demain matin avant de t'accompagner à l'aéroport... On aura le temps... 
- Si on est encore en vie ! Si une bourrasque ne nous emporte pas.
- Il n'y aurait même personne pour s'en apercevoir. 
- Je viendrai avec toi chercher ton minibus.
- On repassera par ici, je chargerai le restant de nos vivres... 
- Tu veux dire de nos provisions ? Tu te mets déjà en situation de survie...Tu es passé de l’autre côté.
- Oh, il n'y a pas trop de choses... Ça sera toujours ça d'économisé. C’est absurde de gaspiller... Ce n'est pas toi qui diras le contraire... Un peu d'huile, le restant de beurre, de sucre... 
- Pour tes futurs quatre-quarts, sans doute ! 
- Tu salueras David de ma part, lorsque tu le reverras...
- J'y veillerai
- Tu devrais...
Je n'achevai pas ma phrase. L'hypnose faisait son effet. Romane avait fermé les yeux depuis quelques minutes. La lumière se faisait plus douce et plus fragile. Les zones ombrées tanguaient davantage. Le fleuve avait envahi la pièce et passait maintenant sous le lit. De temps en temps, une bougie s'éteignait dans un pschhhiiit douillet. Une seule flamme balança encore la pièce de droite et de gauche, violemment par moments, puis s'éteignit à son tour.  

(À SUIVRE)
1 Commentaire

BARRANCA / ÉPISODE 10

8/4/2017

0 Commentaires

 
BIENVENUE DANS CETTE AVENTURE DÉJANTÉE. Chaque vendredi retrouvez ici BARRANCA en lecture libre. 

​Résumé : Leurs examens réussis, à la suite d'un pari de jeunesse insensé, Victor et Romane se sont donné rendez-vous dans une petite ville inconnue, du sud des Etats Unis, Santa Clara. Victor trouve à se loger dans la pension glauque de Mamma Gloria. Romane est arrivée. Victor vient d'avoir une grande idée...

- Alors là arrête, je t'en supplie ! On avait dit une semaine, on y est, pour le reste arrête un peu...
- Tu ne veux pas savoir ?
- Non !
- Ah, le bel esprit révolutionnaire, qui garde les yeux fermés !
- Tu m'emmerdes ! J'ai sûrement un job à la fin de la semaine, tu le sais...
- Ah, oui, David et la solidarité bla, bla, c'est une grande et noble idée !
- Et tu le gagnes comment ton fric, toi ? Juste pour bouffer…
- Nous y voilà, croûter ! En réalité tu as trouvé ce truc pour ne pas bouger... Tu veux rester dans un cocon qui ressemble à celui que tu viens juste de quitter... La réinsertion par le travail ! Grandiose la perspective ! Payée pour faire bosser les autres et engraisser une économie qui se nourrit de toujours davantage de taxes sur le dos du peuple... En réalité ma vieille, tu finiras comme les autres, bouffée par le quotidien, happée par les urgences. Au mieux tu seras syndicaliste et au pire tu seras une femme politique. Tu prendras les bonnes habitudes : La langue de bois, les discours limés, les petites compromissions. Peut-être un jour tu seras élue. Alors tu finiras par protéger ton siège. Tu seras prête à tout pour cela et tu mèneras tout le monde en bateau.... Beau programme en vérité !
- Tu me fais marrer Victor, on en a discuté mille fois. Moi je ne fuis pas ma responsabilité. Il faut faire face, il faut se battre et le seul antidote connu c'est ... 
- ... La liberté ! 
- La liberté ? Quel grand mot où il est fastoche de tout mettre en vrac ! Ça te ressemble ! Le débat d'idées, l'échange de points de vue, la lutte sur le terrain, c’est plus difficile, c'est autre chose que la fuite !
- C'est un vieux monde pour lequel tu veux te battre, Romane... Tout ce système va tout droit vers la promotion intensive de candidats fantoches désignés par avance à l'aide d'un marketing soigneusement orchestré... Moi aussi j'ai envie de bousculer les choses, mais je ne sais pas où il faut aller... je n'ai pas tes certitudes…Je ne les imposerai pas aux autres !
- C'est aux mouvements politiques d'engager ces changements. Tu ne feras rien tout seul ! T’es con ou quoi ?
- Il sera trop tard, ma vieille. Tu causes déjà comme une apparatchik... Tu seras dedans jusqu'au cou... Il faut en finir avec ça... la terre est ronde... Regarde !
Je pointais mon doigt vers la fenêtre mais je me rendis compte qu’on ne voyait pas vraiment la rotondité de la terre. Juste le mur de brique triste et dégoulinant de l’immeuble d’en face. L’effet était naze. La démonstration tombait totalement à plat. Je me reprenais vite fait.
- La démocratie c'est aussi le droit de ne pas suivre le troupeau. Il s'agit de faire autrement et cet autrement ne se décrète pas de l'intérieur. Il faut inventer... ouvrir des brèches dont nous n'avons même pas l'idée aujourd'hui... 
Je sortis le bouquin de Moitessier du fond de mon sac, je lui glissais sous le nez.
- Écoute ! « Je n'en peux plus des faux dieux de l'Occident, toujours à l'affût comme des araignées, qui nous mangent le foie, nous sucent la moelle. Et je porte plainte contre le Monde Moderne, c'est lui, le monstre. Il détruit notre terre, il piétine l'âme des hommes ». Voila ce qu’écrit Moitessier dans « La Longue route ». C'est lui le véritable révolutionnaire ! 
Romane finissait de ranger ses vêtements dans sa valise. 
- Des gens comme lui, des marginaux, des artistes, ont plus changé l'humanité que tous les héros de tes révolutions. 
- Tu en es bien sûr, Vic ? 
- Partout, les gens se terrent tels des rats, comme ici, dans les abris municipaux. Ils s'enfouissent comme les morts ! Tu ne feras pas la révolution avec des morts !
- Ils n'ont peut-être pas tort de s’enterrer pour se protéger. J'espère qu'on ne fait pas une connerie...
- La tempête va nous passer sur le corps cette nuit ! Fis-je bravement. Nous allons vivre le plus grand moment de notre existence, une sensation soufflante !
- Peut-être aussi le dernier... 
Romane visa le plafond du couloir. 
- Pourvu que ça tienne le coup ! 
Elle avançait prudemment jusqu'à la porte de la chambre : Nous sommes seuls ici, à présent... C'est lugubre ! 
Elle se blottit dans mes bras. 
- Un quatre-quarts, ça te dirait ?  
- T'en a un ? On n'en a pas acheté hier, que je sache...
- Je t’en fais un, Romane ! 
Là je me surprenais décidément… 
- Et une bouteille de vin du Chili ! J'en ai trouvé hier à l'épicerie.
- Avec quoi tu le fais ?
J'ouvris la porte de la chambre, la mare s'étendit instantanément autour de nos pieds, jusqu'au tapis usé.
- Œuf, farine, beurre, sucre... Tu sais comment c'est fait un quatre-quarts ?
- Parce que toi, tu sais ! 
- Ça peut le faire pour un anniversaire !
Je tournais en cercle autour de Romane. Je m'arrangeai pour arriver pile devant le cageot qui servait de buffet. J'attrapai la boîte d'œufs, la farine, le paquet de beurre et le sachet de sucre. 
- Oui, ma vieille : Il faut exactement le même poids d'œufs, de farine, de beurre et de sucre... E-xa-cte-ment... Et ça fait un gâteau ! Extraordinaire, non ?
- Le même poids ?...
- Le même poids !
Le vent sifflait dans les fils électriques, la baie vitrée tremblait.
- Et avec quoi tu le mesures le même poids ? On n'a pas de balance, gros malin !
- Et voilà, Je t'attendais là ! C'est là LE truc... 
Je faisais virevolter les ingrédients d'une main sur l'autre en tournoyant vers la porte.
- Prends un couteau, là sur la caisse, un crayon... Il y en a un sur la table de nuit, du papier alu et une grande assiette... Et amène-toi...
- On va où ?  

(À SUIVRE)
0 Commentaires
    ​Livre papier, 
    format 12,5 x 20 cm, 418 pages,
    couverture souple, vernis mat.

    Prix TTC : 19,50€ 
    Livraison gratuite par Lettre 
    suivie
    (France métropolitaine).

    CHAQUE VENDREDI, RETROUVEZ ICI 
    LE ROMAN COMPLET
    ​EN LECTURE LIBRE

    les CHAPITRES PRÉCÉDENTS

    Janvier 2018
    Décembre 2017
    Novembre 2017
    Octobre 2017
    Septembre 2017
    Août 2017
    Juillet 2017
    Juin 2017
    Mai 2017

    Flux RSS

Powered by Create your own unique website with customizable templates.
  • ACCUEIL
  • LE LIVRE
  • L'AUTEUR
  • ILS EN PARLENT
  • REVUE DE PRESSE