BIENVENUE DANS CETTE AVENTURE DÉJANTÉE. Il y a 56 épisodes. Chaque vendredi retrouvez ici le roman en lecture libre.
Un quart de seconde suffit. Un quart de seconde et le monde bascule. J'avais déjà pressenti ce phénomène à quelques reprises dans ma courte existence, mais jamais je n'avais eu l'intuition de son inéluctabilité comme ce matin lorsque mon minibus avait décidé de s'offrir un looping sans crier gare ! Ça faisait déjà plusieurs jours que la plupart des habitants de Santa Clara avaient décampé en quatrième vitesse. Je les avais vus partir par milliers la queue entre les jambes en direction du Nord par la nationale soixante dix-sept. Quelques-uns étaient restés. Comme moi, ceux-là s'étaient planqués tels des misérables dans des niches improbables. La tempête avait été violente. Les pluies ininterrompues et les bourrasques avaient causé d'énormes dégâts en ville. Depuis ce matin le ciel se dévoilait et je sortais de mon trou. J'étais venu sur la plage et je roulais le long du rivage déserté. Je cherchais la lumière. Cela faisait une éternité que je n'avais pas vu un ciel aussi limpide. Toute cette mélasse n'avait duré que quelques journées, mais j'avais l'impression d'émerger d'une très longue hibernation. Une hibernation de dix neuf années en réalité. En fait, ce premier jour de soleil était plutôt le dernier d'une période probatoire. Je ne le savais pas encore. Ce fut un instant maudit, ce fut aussi un jour béni. La plage était immense. Le sable s'étendait jusqu’à l’horizon. A l'instant qui précédait ce quart de seconde, tout baignait à peu près. À peu près, je dis bien, car dès le début, cette matinée avait été plutôt délicate à négocier. J'en avais connu des meilleures. Je pensais m'y être préparé et que le plus dur était derrière moi. Rien ne laissait prévoir une si soudaine bifurcation. Il y a des jours comme ça. Le matin encore on est dans une existence routinière, un quotidien si bien rodé depuis des lustres. On s'y est tellement modelé qu'on ne fait plus attention aux détails. Tout est nominal. On chemine jour après jour, chaque matin sans changer de trottoir, sans changer de costume, sans changer de boulot. On avance machinalement comme une ombre, les pas dans les traces de la veille. On croit qu'on avance. On pense qu’on progresse. En fait, on subsiste, plus ou moins pépère dans ce qu'il est convenu d'appeler une existence. On s'y est fait un nid douillet à force d'en repousser les limites. On en connaît les odeurs, les chaleurs, les gaietés, les tristesses. Au fil du temps, on oscille de l'un à l'autre au gré des événements et c'est suffisant pour penser qu'on avance. On se laisse porter machinalement jour après nuit et voilà : la journée se débobine comme n'importe quelle journée. Tout au plus, un petit indice vous met la puce à l'oreille. Une intuition vous saisit, fugitive, impalpable, mais rien de suffisamment sérieux pour qu'on y prête réellement attention. Alors on passe, on ne réfléchit pas et on poursuit. On pense que tout doit rentrer dans l’ordre. Puis le soir sans le savoir on a bifurqué. Quinze degrés ou quatre-vingt-dix degrés. Cent quatre-vingt degrés, un angle droit, un angle étroit ou une épingle à cheveux, qui sait ? Il suffit d'un petit truc de rien du tout : L'appréciation d'une sensation modifiée et la perspective a changé. C'est comme ça qu'imperceptiblement on se retrouve embarqué vers une autre destination. Il faut des mois, parfois des années, pour comprendre qu'on a changé d'univers. Parce que pour comprendre, il faut relier les points de l'histoire entre eux, tirer les perspectives, observer les lignes de fuite, vérifier les tangentes, reprendre les chapitres, revivre les souvenirs, dérouler toute la chronologie, retracer la route pas à pas. Mais, y a-t-il seulement une histoire ? Certains n'ont jamais conscience de leur propre histoire. Ils avancent invulnérables et sourds. Ils ne remarquent jamais les virages. Pour ma part, ce matin-là, mon changement de direction fut un virage en épingle. Je n'allais pas tarder à m'en rendre compte. Je roulais mollement le long du rivage en regardant s'envoler les pélicans paresseux face au soleil couchant. Pour mon combi aussi c'était une journée d'émancipation. C'était sa première véritable sortie. Il ondulait au gré des oscillations du volant : Il descendait lentement vers la mer puis il remontait doucement jusqu'à la limite tracée par les détritus que la marée haute avait déposés. Avec lui, je glissais le long d'une sinusoïde imaginaire, épousant le va-et-vient cadencé des rouleaux tout en évitant les gros débris qui jonchaient la plage. Après l'activité cérébrale intense de la matinée, ma tête se vidait progressivement. Machinalement, j’enclenchais la touche « Play » du petit magnéto à cassettes posé sur le siège passager. « America » de Simon & Garfunkel enveloppa instantanément la cabine. Un pan de ma vie venait de basculer laissant en arrière des visages, des images, des espoirs et tant de certitudes. Romane était devenue en quelques secondes ce minuscule point à l'horizon avant de disparaître définitivement de ma vue et qui sait, de ma vie. Elle n'était plus à présent qu'une image envolée, une réminiscence immatérielle, déjà un souvenir. Elle avait disparu par enchantement sur un fond de ciel, une rayure de kérosène sur un bleu de cobalt. Ce phénomène de la vie moderne ne tenait pourtant pas d’un miracle ni d'un sortilège, il était le résultat d'une implacable logique. Sans le vouloir, Romane m'avait projeté sur cette plage à l'autre bout de la planète. Elle m'expédiait définitivement dans ce nouveau paysage, sans le savoir, sans l'avoir programmé, sans pressentir la fin à laquelle elle nous vouait. Je disais encore « nous ». Odeurs marines et rumeurs du ressac... Rien que le calme et une impression de glissade pour l'éternité. Bon sang que c'était bon ! Instants délectables. Je me ressourçais. Le va-et-vient lancinant du van m'enivrait. C'était soporifique. Ce bercement languissant ne devait plus finir aussi longtemps que le rivage déroulerait son tapis de sable devant mes roues, jusqu'à m'endormir. Pour la première fois depuis belle lurette, le temps me semblait amical et sans limites. Lorsque le volant se durcissait, je devinais les roues s'enfoncer tendrement dans le sable. Apaisé par l'effet narcotique, imperceptiblement j'amplifiais la dose. Maîtrisant un peu plus, à chaque virage la pression des suspensions à la manière de ces vieux couples tango qui oscillent dans un corps à corps, profondément enlacés, emboîtant durant un long moment leur partenaire dont ils connaissent par cœur chaque frémissement. Je ne faisais plus qu'un avec mon minibus. Je planais, sans forcer, sur l'élan du moteur en quatrième. Evitant les reprises et les à-coups incommodants. Ça roulait à l'aise ! J'étais seul avec l'envoûtement de l'écume, du vent marin chargé d'iode et les mouettes apeurées. De l'essence plein le réservoir et rien dans le crâne ! Somptueux décor que cette anse infinie composée simplement de la mer sauvage, de ce sable si doux et du ciel profond. Cette baie portait le nom dorlotant de Madre Island. Elle ressemblait à Romane : ventée, orageuse, sauvage, incontrôlable à tout moment. Mais maintenant j'étais seul, face à l'immensité embrumée de ce rivage. Face à la mer, familière amie indomptable. Face à moi-même. Je ruminais encore cet épisode de bout du monde : cet avion qui s'enfuyait. Qui s'enfuyait ? Je me raccrochais vraiment à des conneries. Les quelques jours qui venaient de s'écouler m'avaient parus plus rapides que la foudre. Je me repassais le film pour la énième fois de la matinée : La dernière amarre avait été larguée. En quelques jours, j'avais transformé ce vieux minibus jaune en une maison ambulante à peu près potable. Je l'avais bourré jusqu'à la gueule de provisions, y compris le reliquat des emplettes achetées avec Romane dans la petite épicerie au coin de la rue N et j'avais résilié le bail de la petite piaule sur le haut de la ville. Mamma Gloria avait profité de l'affolement pour me carotter la caution. Qu'est-ce qui avait merdé ? A suivre...
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Janvier 2018
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