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BARRANCA
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BARRANCA / CHAPITRE 1 / ÉPISODE 2

6/16/2017

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BIENVENUE DANS CETTE AVENTURE DÉJANTÉE. Il y a 56 épisodes. Chaque vendredi retrouvez ici le roman en lecture libre. 

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Résumé : Après une très violente tempête, Victor est enfin sorti de son abri et vient se ressourcer sur une plage immense. Il roule à bord de son minibus sans but précis.

Je n’avais pas fini de me poser cette question lorsque tout explosa soudain. Un fracas épouvantable, un soubresaut, un grondement terrible... Que se passait-il ? Je ne réalisais pas vraiment. Les cormorans s'enfuyaient, le sable tournait, les vagues divaguaient. Un fracas irréel et cette sensation incontrôlable de monter avec mon siège comme soulevé par une main de géant. Je montais… pour redescendre aussitôt. Brutalement. Sans prévenir. Violemment. Sans ménagement. 
Etait-ce une houle plus violente que les autres qui m'avait obligé à remonter plus haut vers le sable sec ? Etait-ce un coup de volant trop brutal ? 
En tout cas, la ligne d'horizon vacilla devant le pare-brise, le sol bascula. Il fit nuit, il fit sombre, il fit du bruit... Je m'écrasai méchamment sur le côté. Projeté au sol par la main du géant. Le volant avait échappé depuis longtemps à l'emprise de mes mains. Les objets volaient en tous sens comme en apesanteur. 
Je n'eus pas le temps d'apercevoir quoi que ce soit de ce qui se passait mais j'imaginais très bien la scène dans mon dos : La bouteille d'huile voltigeait par-dessus le réchaud Coleman et s'écrasait sur le sac de farine sans grumeaux. Le riz à son tour s'étalait avec délectation sur ce mélange onctueux. Tout atterrissait en désordre et avec brutalité. Le vacarme était ahurissant. Il était provoqué non seulement par les objets qui se brisaient dans leur chute, mais aussi par le long gémissement de ces dures semaines passées à économiser centime après centime et qui s'achevaient en mille éclats. La fenêtre côté conducteur semblait loin et s'éloignait encore. J'étais attiré comme par un aimant vers la place du mort.
Un quart de seconde qui semblait une éternité. Un silence intense s'en suivit. Long, immense, désespéré.
Un chuintement rompait cette trêve. Le combi s'était immobilisé sur le flanc droit et une roue continuait de tourner comme on le voit dans les séries B. Je me retrouvais les pieds en l'air, dans une position plus qu’inconfortable, adossé à la portière passager qui faisait maintenant office de plancher. Le minibus avait tourné d'un quart de tour dans le sens des aiguilles d'une montre puis s'était immobilisé, comme épuisé après un exercice de gymnastique éprouvant. 
Moi aussi j'étais KO. Abasourdi. Étais-je blessé ? Je ne savais pas. J’avais atterris sur le minicassette qui était maintenant en vrac. Mon cou me faisait mal. Enfin... Il n'y avait pas de sang. À ce stade, je n'avais pas d'autre moyen de vérifier quoi que ce soit. Vue d'ici, la cabine paraissait immense. Je ne l'avais jamais imaginée sous cet angle. La portière, il y a quelques instants à portée de coude était à présent à des années lumières. 

Il m'était impossible de bouger. Mon esprit commençait tout juste à refaire surface. Le chuintement avait cessé, mais d'autres bruits faisaient leur apparition. Petit couinement, bruit de tôle froissée, dégoulinade de fluides. A chaque fois j'essayais d'en comprendre l'origine pour évaluer l'importance du ravage. C’était peine perdue. Je me faisais une raison en me disant qu'il fallait d'abord sortir de cette gangue métallique, lorsqu'une frayeur me fit sursauter : le feu ! 
Il pouvait prendre d'une seconde à l'autre. Je devinais l'essence couler le long du moteur. Je la sentais. Une étincelle jaillissait de la batterie. Je la voyais. Le feu se déclenchait. Il suivait le filet d'essence qui suintait le long du carter. Comme si j'y étais. Comme une traînée de poudre. Et moi j'allais cramer, les pattes en l'air au fond de la cabine. C'était trop con ! 
La clef était restée sur le contact. Il fallait la saisir au plus vite, puis sortir par la portière opposée et courir sur le sable ! La force de gravité donnait une lourdeur particulière à chacun de mes mouvements. Je me débattais sans pouvoir modifier ma position. Cela sembla durer des siècles. 
Chaque seconde était de trop. Trop longue, trop lente, trop loin, trop con...
Coincé au fond de l'habitacle, je sentais le feu se déployer sans obstacle et m'envelopper. La clef était là, à quelques centimètres. Elle me narguait en gigotant comme un grelot sous le volant, là, à portée de main. 

L'énergie vient d'on ne sait où. Un soubresaut plus intense, un concentré de rage, un ultime geste pour survivre ? D'un coup sec, je bondis et je tirai enfin sur la ferraille qui pendouillait, arrachant du même coup le porte-clés. Je retombai lourdement sur la portière en râlant comme un bœuf. Mais la clef me narguait toujours dans l'antivol. Mon cou se tordit encore une fois. Je jurais de plus belle en fixant furieusement la direction. Cette fois c'était fini. Je considérais désespérément le volant… J’allais cuire !  
Je n'en croyais pas mes yeux : bingo ! La clef brillait encore dans l’antivol mais elle avait tourné et le contact était coupé ! Je soufflais quelques instants, incapable de remuer. 
Mon cou me faisait souffrir comme jamais. Les roues crissaient toujours. D’autres grincements sourds s’obstinaient à résonner dans la caisse. Il fallait déguerpir. Il était temps de s'extirper de cette carcasse. J'entrepris d'atteindre la fenêtre de la portière côté conducteur. Étrange lucarne tournée vers le ciel d'où je voyais passer les nuages dociles. Je contemplai quelques instants ce tableau azur avant de m'extraire de ma tourelle. Je sautai à terre et m'affalais sur le dos, les bras en croix sur le sable encore tiède. Le minibus ne s'était pas embrasé. À l’évidence, je ne risquais plus grand chose. Un hoquet me prit, je me mis à rire nerveusement. Tout était calme. Pas la moindre étincelle. J'avais paniqué pour rien et je trouvais ma réaction grotesque à présent. Les âmes anxieuses ont-elles une vie plus longue que les autres ?

Autour, la plage semblait encore plus déserte. Vide de toute présence, vide de tout espoir de secours. Les vagues maintenaient sans faiblir leur ballet agaçant. Le soleil poursuivait sa descente indolente vers l'océan. Pas un chat à l'horizon. Dans quelques instants il fera nuit. Le tableau était achevé : dehors le calme infini et dedans tout cassé. 

Il y a des jours maudits, des jours où l'on a vraiment envie de tout laisser tomber. Depuis ce quart de seconde, cette journée était à classer parmi les plus exécrables de ma vie. J'avais cru pouvoir remédier à ce sentiment diffus d'échec qui s'était installé en moi alors que je quittais l'aéroport par la petite route qui bordait la piste. Je pensais venir impunément me ressourcer sur la plage, en m'offrant cul sec un grand bol d'air marin. 

Cette fois encore je pensais que la présence bouillonnante des flots suffirait à adoucir le mauvais coup du matin. Depuis que je suis môme, la mer agit sur moi comme un véritable remède miraculeux, une antidote infaillible à la plupart des maux qui me frappent. Parce que je suis né au bord d'une plage immense et sauvage comme celle-ci. 
Quand on vient de la mer, on retourne à la mer. Quand on vient de la plage, on n'oublie jamais le rivage. On a toujours un bout de plage dans un coin de la tête. Il surgit comme ça, au détour d'un cafard. Il vous suit partout et vous soutient dans les instants de désarroi. Tout le long de la plage de mon enfance il y avait des paquets d'algues. Selon les jours, ils formaient, au gré de mon imagination, des forteresses imprenables, des cargos transatlantiques ou des voitures amphibies brusquement submergées par l'écume effervescente et tiède de la vague montante. Je sautais sans précaution dans le tas et m'y prélassais en rêvant, secoué par le ressac. Lorsque l'eau se retirait, ça faisait un inimitable bruit de succion sans fin, puis à nouveau l'eau tiède bouillonnante revenait câline et amicale. Ça durait des heures, ça berçait, ça remplissait le corps.

J’ai passé toute ma jeunesse au bord d’une plage et j’avais conservé cette sensation d'y avoir passé toute ma vie. J’avais beau scruter, je ne me souvenais de rien d'autre. Ces heures passées dans l'écume étaient l'essentiel de mon existence. Comme je ne peux pas oublier le mouillé tiède qui montait en caressant ma peau à travers les algues, je ne peux pas oublier la place immense laissée par la vague descendante, ni le temps démesuré et généreux. Cela avait duré jusqu'à mes six ans. Six années au rythme de l'eau. Jusqu'à ce jour où il fallut tout quitter pour rejoindre la France. 
Un sinistre paquebot aux jointures métalliques se chargea de me faire passer du paradis à l'enfer. Encore que je n'avais aucune notion du paradis. Je n'avais tout bonnement aucun repère, aucun point de comparaison. Je n'avais connu que le nirvana. J'allais apprendre qu'il y avait un envers au décor. Le mal était fait. Lorsqu'on a passé autant de temps hors du temps, on ne peut plus rentrer dans le rang. On est contraint de constater de l'extérieur, de s'étonner et d'observer les autres, tous ceux là qui n'ont pas connu l'odeur du varech dans leur enfance. 
On les envie pourtant. Eux qui ont appris à nager dans peu d'espace, ils savent barboter dans un mètre carré, autant dire dans un verre d'eau. J'ai toujours conservé ce sentiment d'infirmité et d'incapacité à m'intégrer. Eux, tout au contraire, ils se bousculent sans se gêner. Ils sont rangés côte-à-côte sans se déranger. Eux, ils craignent le large et l'espace. Ils préfèrent les rues, les feux rouges et les passages cloutés. Ils attendent sagement qu'on leur dise où ils doivent aller. Ils aiment le rangement et l'ordre. 
Lorsqu'on est né avec l'immensité autour, on ne peut plus jamais nager dans un mètre carré, on a l'impression que ça n'avance pas. 
D'ailleurs on n'a jamais appris à nager, on a appris à se débrouiller pour barboter. Nuance ! Toujours. Il faut toujours se débrouiller. Tout inventer, apprendre à côtoyer, apprendre à négocier. De son coin, continuellement en retrait, sur le côté, on considère les autres. On se sent de trop dans cette bouillie. On n’est pas à l'aise au milieu du lot. On regarde autour, hébété. On les contemple, eux, toujours prêts à se chamailler, toujours prêts à se piquer un petit bout d'espace, un peu d'air qu'ils n'ont déjà pas en quantité. Ça n'a pas que des avantages mais c'est comme ça. Eux, ils savent y faire. Ils connaissent les escaliers, les portes dérobées et les couloirs de service par cœur, ils savent les astuces pour arriver. Moi, non.

Bol d'air marin ou pas, le jour déclinait, la peur m'envahissait et avec elle une lourde sensation d'injustice me serrait le ventre. Je sentais peser sur moi, à nouveau, le poids du fardeau que je traînais depuis la nuit des temps. Il revenait. Il était à nouveau là. Ce sentiment de tracter un fourbi millénaire. Une sorte de roulotte pleine à ras bord, qui me suivait sans jamais pouvoir la dételer. Elle était toujours derrière moi, mais je ne la voyais pas. Quand je tournais la tête d’un côté, elle disparaissait de l’autre. Parfois, elle se faisait discrète, quelques fois, au contraire, elle se rappelait à moi de tout son poids. Et il faut se le trimbaler, tout ce fourbi lourdingue. Un fourbi inextricable : l'entourage, la famille, les parents, les lardons, sans oublier le mobilier. 
Ah, le mobilier ! La table et les chaises, le buffet Henri II, l’armoire normande de la grand-mère, le vaisselier du salon…On pensait que c’était un simple décor, installé sans précaution. On le croyait inerte, posé là pour des années... Juste pour nous servir. Juste pour grappiller dans les tiroirs et refermer leur gueule d’acajou vernis. On pensait qu’on leur avait définitivement cloué le bec. Mais les meubles, ils sont têtus, ils sont fait pour durer, ils ont tout vu, tout vécu. Ils ne sont pas disposés à jouer seulement la déco. Ils s’incrustent. Ils scrutent. Ils nous connaissent par cœur. Ils sont les témoins immobiles et muets de nos petites vies rangées. Ils ont tout remarqué de notre quotidien dans leur aphasie agglomérée. Les allées et venues anodines comme les coups de genoux sous la table, les coups bas, les jeux de pieds, les insistances charnelles, les œillades et les non-dits, les bagarres pour ces petits riens. Les intolérances, les injustices du quotidien. Tout, tout, ils ont tout enregistré depuis plusieurs générations. Ils ont tout vécu et ils s'en souviennent. Ils ont conservé la mémoire et la rancœur. Prêts à nous les resservir à la moindre incartade. Ils possèdent la chronique de cet héritage et quand on tire le fil, tout vient avec. La poussière en prime.
C'est certainement pour cela qu'on fait le ménage quotidien avec tant d’ardeur dans ces familles bien proprettes. On lustre, on polishe, on lisse, on époussette à tour de bras. On lime les angles, on coupe ce qui dépasse... En fait, sans le savoir, on gomme, on efface. On tente d'effacer ces traces insupportables des excès des uns et des scories des autres, des caprices et des déviances. Des ancêtres, comme des vivants. On frotte, on y met de l’ardeur et de l’huile de coude. Peine perdue, rien n’y fait. Rien ne se perd et il faut se rendre à l’évidence : on traîne tout cela comme si on l’avait commis. On supporte le fardeau toute la vie. Comme s’il était ancré en nous, comme la bosse au chameau, comme la coquille à l'escargot.

Des jours comme celui-là, on ne croit pas qu'ils puissent arriver tout seul. Trop de malheurs d’un seul coup. Toutes ces misères ne peuvent pas être là par hasard. Elles ne sont pas isolées. Elles sont liées à telle ou telle portion du passé et elles en portent la cicatrice : Son bonheur ou sa poisse qu’ils traînent comme un fil à la patte. Alors à chaque fois que ça merde, on pense que c'est sûrement à cause de tout ça. Tout ça ? Tout ça ! Tout ce machin qu'on tire sans s'en rendre compte, tout ce fourbi, toute cette fiente. À longueur de jour, à lenteur de nuit. 

Et la revoilà l'existence à laquelle on était tellement bien habituée. Elle se pointe à nouveau. Elle nous joue ses tours de cochon, elle nous fait payer ses additions. On se croyait pépère. Le petit lit douillet avec les coins de petits bonheurs et les recoins de petits malheurs dissimulés en dessous. On s'en était fait une raison. On pensait avoir tout planqué sous le matelas. 
Nos petites misères, nos petites satisfactions, il n'y avait que nous qui savions. La souffrance, ce n'était plus de la souffrance, c'était devenu des petits plaisirs en cachette. On ne voyait plus rien, on confondait tout. Et voilà, forcément, un jour ça vous pète au nez ! Ce jour-là, on cherche le responsable. 

On n’avait rien demandé à personne ! On voulait seulement vivre pépère, débarrassé de tout fardeau. Sans cette caravane. Ne plus porter le poids du passé, ne pas subir l'angoisse du devenir. Vivre sans passé ni futur. On voudrait juste vivre au présent de l'indicatif. Voilà ce qu’on voudrait, voilà ce qui serait bon. Voilà qui paraissait simple. Il suffirait que chaque instantané de présent soit  détaché du précédent, sans lien, sans rapport, sans calcul, sans regret. Quelle aubaine ! Vivre dans une tranche de temps, avec un quignon de pain, voilà qui ouvrirait l'appétit de vivre. Le temps saucissonné, la voilà la liberté ! 
Seulement il y a un bémol : la caravane. Elle se pointe à nouveau. Et là, c’est pas seulement les meubles qu’elle te dégueule. C’est tous les autres ! Les vivants de la souche. Un aïeul, un père, une mère, une sœur, un frère, une tante, un génocide, un exode oublié, un massacre. Tant de cadavres restés dans le placard de notre généalogie. Et ce fourbi, ce n'est pas n'importe quel bordel. Autant de réminiscences qui plongent en nous comme des ramifications entrelacées qui poussent et te bouffent. Ces racines nous emmêlent, nous emberlificotent et pourtant, simultanément, nous nourrissent. Nous sommes comme ces bateaux à quai que l'on charge pour une longue traversée. Flottants juste au ras de la ligne de flottaison alourdis par ces provisions qui sont aussi leur seul moyen de survie. 
Alors, te voilà, toi aussi, comme un Clipper flambant-neuf, fin prêt à bondir à l’assaut des mers du globe. Superbe quatre-mâts transatlantique né pour fendre fièrement l'écume et traverser les océans, te voilà arrimé au quai en attendant de pouvoir larguer tes amarres. Amarré à ta bite.
Car, si tu les laisses faire, les autres, surgis du fond des chairs, ils reprennent le dessus. Et il faut faire vite, parce qu'ils ne lâcheront pas le morceau. Les autres, ils te plongent la tête sous l'eau et ils appuient doucement. Tu t'enfonces et tu sens l’eau se refermer sur toi. Tout devient trouble. Tu sombres. Tu réapparais par intermittence comme un ludion. À la recherche d'un peu d'air, tu les entends, là-haut sur la berge. Ils sont là, à te contempler, à observer, à faire joujou, à attendre que tu remontes. Ils ont le temps. Ils n’ont que ça à faire. Toi, à force de te débattre, tu bois la tasse, tu bois encore, tu coules, tu hurles, tu appelles au secours. Et eux de t'apostropher :
- Alors, t’y vas ? Tu ne vas pas couler, dis ? Tu ne vas pas nous laisser comme ça en plan ? Tu vas le tenir ton rôle jusqu'au bout ? C'est pour ça qu'on t'a amené là : école, examens, premier de classe, tableau d'honneur... 
Tout le tutti quanti qu'on te serine à longueur de journée. Et aujourd’hui ils vont te le ressortir. Tu vas y avoir droit une fois de plus : 
- C'est pas pour rien qu'on s'est fait chier ! Tu vas tout de même pas te barrer comme ça ! Il faut que tu y passes aussi ! On s'est emmerdé à inventer toutes ces machines à rassurer la conscience. Il faut que tu sois dans le moule. Il faut que tu nous rassures à ton tour. On est dans la merde jusqu’au cou, il faut que tu partages les emmerdes et que tu nous en sortes ! 
- Ah, nous y voilà donc ! Je me demandais aussi. 
Tu penses bien qu'ils ne vont pas te lâcher comme ça. Ils te le sermonnent à mi mots, ils comptent sur toi pour les sortir du pétrin. L’amarre tient toujours. Tu montes, tu descends, tu les vois, tu les entends et même par instants tu te prends à les croire. “Et s'ils disaient vrai ?” Et si c'était ça la destinée, le rôle de chacun : prolonger une œuvre commune, être responsable des suivants et par là même, les contraindre à leur tour ?”  
Peut-être un jour, tu réagis, tu penses :
- Elle va lâcher ou pas cette putain d’amarre ? Tu te dis... Merde ! Et ce quai, il va s'éloigner, pour que je prenne le large une fois pour toutes ? Saloperie de corde, elle tient. Elle tient même bien ! Ça ne pète pas tout seul ce genre de ficelle.
Et tous, là-haut sur l'embarcadère, ils s’impatientent les lascars depuis le temps qu’ils font du sur place en pataugeant dans la gadoue.
- Alors, petit salaud ! Je-m'en-foutiste! Tu ne vas tout de même pas t’en tirer tout seul... Pense à nous au moins ! À nos sacrifices ! À nos nuits sans sommeil ! À ceux qui sont morts à la guerre ! À ceux qui ont tout donné pour ta liberté... Il faut que tu en baves aussi ! 
Tout est bon et tout y passe, les arguments éculés, la morale, les privations, la faim dans le monde, le soldat inconnu, la misère des petits chinois… Ben ouais et après qu'est-ce que t'y peux ? Tu vas pas le refaire à toi tout seul ce putain de monde.
Peut-être qu'à ce moment tu penses qu'il vaut mieux couler à pic une fois pour toutes. Pour leur échapper. Quelle délicieuse sortie. Ce serait une bonne idée, tu penses, mais l'amarre est ainsi faite : elle te maintient exactement à la surface. Juste ce qu’il faut. Suffisamment dans l’eau pour que tu coules et suffisamment hors de l’eau pour que tu ne sombres pas totalement. Suffisamment loin du quai pour que tu ne puisses pas t'y accrocher, suffisamment près de la berge pour qu’ils te voient et que tu les entendes te claironner leurs immondices. Ils ont tout prévu, décidément. 
En chœur, ils reprennent distinctement :
- Lâche ! Moins que rien ! Marginal... c’est plus facile de couler ! Tu préfères fuir tes responsabilités, tu renonces ! 
Et là tu piges. Il vaut mieux que tu comprennes, sinon tu ne comprendras jamais qu'ils te sucent ta vie, tes espoirs, tes rêves. Ils veulent y pénétrer, s’y réfugier, s’y asseoir, s’y étendre avec les doigts de pieds en éventail et même ramener le restant de la famille : les cousins, les cousines, les cousins germains, les issus de germains, les voisins, les provinciaux, les coreligionnaires, les salariés, les syndiqués... 
Car tu es leur espoir. Tu es leur seul espoir. Voilà : tu es leur dernier espoir. 
Tu comprends maintenant que depuis des millénaires, ils en attendent un qui les sortira de là. De ce merdier, de ce pétrin sans fond dans le quel ils se sont fourrés. Un malin, un dégourdi, un entreprenant, un guide. Ce sera le prochain de la chaîne ou le né suivant, peu importe. Que ce soit un membre de la famille, un patron ou un révolutionnaire, il leur faut un chef prémonitoire. On le guette, on ausculte, on scrute, on consulte les augures. À chaque naissance, un nouvel espoir... On attend le nouveau Mozart, le nouveau Christ. On y croit, on espère, on compte déjà sur lui. 
Tout ça depuis qu'il y en a un qui, avant tout le monde est sorti de la savane en se tenant debout sur ses pattes arrières. Il avait fière allure ! Faut voir comment il nous a toisé ! Il voyait plus loin que tout le monde. Il disait. Plus haut que les autres. Il avait l’air de savoir... Il avait l’air de savoir, alors on l'a suivi. Aveuglément, on l’a suivi. 
Depuis, on a pris l'habitude de compter sur les autres, pour une lueur d'espoir ou un morceau de pain. 

À ce moment, il te faut une dose de sang-froid pour comprendre ou accepter : Est-ce que ce sont des salauds ou des paumés ? Ils n’ont jamais su rêver, jamais su espérer ou seulement vivre. Ils ne savent pas ce qu’ils font là. Ils ne savent même pas qu’ils sont sortis en gueulant, d’un trou bavant pour atterrir gluants, sur une table en Formica. Ils pensent qu'ils sont là comme s'ils y avaient toujours été. Comme s’ils avaient toujours ressemblé à la photo de leur première communion. Comme s’ils ne voyaient plus les points noirs sur leur pif. Comme si la terre devait éternellement et obligatoirement les supporter. Comme si le ciel était immobile et ne pensait qu'à eux. 
Ils sont là et ils se donnent la main dans le monde entier, comme les mailles d’une nasse géante, prêts, dans l’union de tous les paumés du monde, à attraper les rêves qui passent afin d'en décortiquer les pattes, de les presser pour en sortir un peu de jus et les mâchouiller sans fin. De s'en nourrir pour quelques heures, puis de s'endormir en rotant. Leur espoir est ainsi fait : caser leur agonie dans le désir des autres. Il faut comprendre et accepter cela. 
Alors coupe l’amarre et tire-toi, car l’eau est bonne et rien de tout ça ne t’appartient, comme tu ne leur appartiens pas. Tout ça n’est que l’idée qu’on s’en fait. Tire-toi !

Le jour déclinait, la peur m'envahissait, elle grimpait de mes entrailles et avec elle une lourde sensation me serrait le ventre. Décidément je broyais du noir sur mon littoral doré. Il y avait de quoi. Un quart de seconde de trop. Je considérais le désastre qui compromettait mon projet. Tout ce qui restait de mon minibus jaune acheté quelques jours plus tôt était ce tas de ferraille anéanti. Mon rêve n'avait pas duré huit jours. Je n'avais plus assez d'argent ni le matériel pour réparer les dégâts. Le moteur tournait-il encore et comment remettre mon malheureux combi sur ses quatre roues ?
Il y a des jours comme ça où l'on a vraiment envie de tout laisser tomber. La nuit envahissait la plage et l'obscurité me faisait peur. Il n'y avait rien à l'horizon. Je demeurais pensif et impuissant, assis sur mon monstre froid. Un long moment s'écoula. Les vagues me paraissaient hostiles à présent. Romane était vraiment très loin dans son Boeing argenté. 

​À SUIVRE...
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