BIENVENUE DANS CETTE AVENTURE DÉJANTÉE. Il y a 56 épisodes. Chaque vendredi retrouvez ici BARRANCA en lecture libre.
Résumé : Leurs examens réussis, à la suite d'un pari de jeunesse insensé, Victor et Romane se sont donné rendez-vous dans une petite ville inconnue, du sud des Etats Unis, Santa Clara.Victor arrive... 23h37. Depuis quelques kilomètres, les petites enceintes acoustiques placées au-dessus des sièges crachotaient ces chuintements horripilants qui tombaient comme des fléchettes sur les oreilles des passagers écrasés de sommeil. Dans ce son nasillard, la météo répétait en boucle les risques de tempête. Le ciel n'était pas encore menaçant, mais les stations côtières conseillaient à tous ceux qui le pouvaient de prendre la tangente. Les petites veilleuses individuelles s'étaient allumées comme un présage. C’était le moment que j’avais choisi pour arriver. Deux jours et une nuit que je vivais engoncé dans ce fauteuil avec juste quelques arrêts pipi pour décoincer lorsque le Greyhound s'immobilisa devant le néon lumineux. Venir jusqu'ici, c'était la conséquence du genre de pari que l'on fait à dix-huit ans, alors qu’on pose son doigt au hasard sur le globe terrestre de la classe de géo. Impossible de prévoir trois mois à l'avance qu’une tempête tropicale se pointerait au même moment. Un premier saut en avion m'avait conduit jusqu'à New York, puis j'avais traversé le NewJersey en stop et descendu vers Knoxville. Un vieux camion m'avait déposé en pleine nuit dans un truck-stop près de Tulsa dans l’Oklahoma. Il se faisait tard, plus de lift, j'avais finalement choppé le dernier bus en direction du sud. Santa Clara. Les lévriers argentés vibraient encore sur la carlingue, mais le voyage se terminait ici. Repos pour tout le monde. L'impressionnant cube conditionné se vidait des trois pelés que des destins divers avaient conduit à rebrousse poil dans la tourmente en quête d'un job. Les ouragans en semant la misère laissent derrière eux de quoi se remplir un peu les poches. Encore fallait-il prendre le risque et ne pas attendre la fin de la tempête. Les premiers sur place sont toujours les mieux servis dans la quête de ce genre de petits boulots. La carlingue me dégorgeait à mon tour. Trente degrés en pleine poitrine additionnés de quatre-vingt dix-huit pour cent d'humidité. Il n’était pas encore minuit. Ça avait dû sacrément chauffer durant la journée. Mais pourquoi donc avais-je gardé ce blazer démodé juste bon à amadouer les examinateurs quelques semaines plus tôt ? Il n'était ni souple, ni ample et ça n'avait rien du Barbour de routard. "On ne sait jamais" m'étais-je dit au moment de le tasser au fond du sac. C'était la plus débile des raisons. Néons verdâtres, sol glissant. Je fonçais en suivant la petite troupe vers le café de nuit à l'enseigne clignotante rose bonbon de la gare routière. Vacherie d'air conditionné. Le froid figeait la sueur sous le blazer. Tout était pâle, jaune et bleu : Formidable Formica. Je posais mon sac sur le carrelage douteux. Où aller ? 1h45. Ahuri encore sous le coup de la fatigue. Attendre, il ne me restait plus qu'à attendre le petit matin, comme les autres. Je jetais un regard circulaire. La salle de la gare routière était pleine à craquer. J'avais besoin de m'asseoir. La plupart des bougres qui étaient entassés ici cherchaient à fuir la tempête annoncée pendant qu'il était encore temps. Les autres débarquaient à contre sens en quête d'un boulot quel qu'en soit le prix. Moi, je venais à la rencontre d’un autre destin. On étaient tous mélés. Fatigués. Tout ce que je trouvais c'était un siège en bois moulé où séchait encore un fond de sauce McDo. Je m’y posais quand même. - Au fait, où sont mes papiers et mon petit carnet d'adresses qui ne me quitte jamais ? Et mon sac ? Je ne le voyais même plus. Il était en travers sur la chaise en bois moulé. Je m'étais assis dessus. Il balottait dans mon dos depuis Clamart et je ne le sentais plus. Je ne faisais plus gaffe, trop fourbu, saoulé par toutes ces heures dans le bus. Il fallait que j'attrape mes papiers et le petit carnet. Je fermais les yeux et je plongeais les avants bras dans la poche principale, je tâtonnais quelques longues secondes... Je le sentais enfin sous mon blazer plié au fond du sac, le précieux petit carnet et mon fric vaillamment gagné en faisant le pion dans un collège d’enseignement technique à Suresnes. Tout était là. Un instant j'avais eu peur de la fauche, mais il n'y avait pas réellement de risque. Tous ces gens qui s'entassaient tant bien que mal les uns contre les autres en attendant un prochain départ, s'emmerdaient à voir défiler les heures, s’occupaient à houspiller les gosses. Tout ça puait l'exode, pas l'arnaque. Il y a ceux qui prenaient la tangente pour cause de météo furibarde. Ça en fait de la populace et pas des plus fortunées. Pour les uns, ce départ était un sacrifice imprévu vers un cousin éloigné sur la route du Nord qui pourra les abriter en attendant que le ciel se calme. Ils étaient assis avec leur famille. Les hommes étaient fatigués et minables, les femmes obèses et avachies, les gosses bronzés au néon suçaient leur doudoune en se vautrant par terre. Les sacs décousus étaient étalés çà et là avec leurs grosses ficelles rugueuses... Pour d'autres, dans le sens inverse, c'était, malgré le malheur qui risquait de s'abattre, l'espoir d'un job même mal payé. Ceux-là étaient venus, alléchés par le travail prédit par les dégâts que causerait inévitablement la tempête, si d'aventure elle se pointait ici. Un toit arraché par-ci, une baie vitrée explosée par là. Et du travail au noir, si possible ! Un hypothétique Eldorado d’indigent. Dans les pays riches il y a ces oubliés qui rôdent dans les gares et les aéroports. Pas croyable ! Oubliés entre deux horaires. Les gosses eux, ils s'en foutaient, ils suçaient la sauce McDo et la crasse sur la doudoune. Ça pleure parfois... Ça claque en retour. Et ça gueule, ça réprimande, ça essaye de dormir, ça se pousse les uns les autres avec leurs gros-culs... De temps en temps, un gosse se risque jusqu'au kiosque attractif de la presse. Totote dans le bec, il se fige, oscillant de fatigue, face à la vitrine inaccessible, il tire sur sa tutute... Il reluque les BD ou les GI Joe. Il y a du rouge et des mitraillettes, des voitures, des sucettes. Il y a de tout, de quoi tuer le temps, de quoi rêver. Des bonbons chimiques, des journaux collants, des pieds qui puent. Ils sont faits les uns pour les autres... Les plus aisés étaient partis par la route depuis belle lurette dans leurs 4x4 climatisés. La sono diffusait des avis de tempête entre deux "ding-dong". À travers la baie vitrée, j'aperçus un bus repartir à vide vers le dépôt dans un rugissement de turbine. Mon regard s'arrêta sur le Marietta Hôtel, juste en face, dont la faible lumière de l'enseigne se reflétait sur le bitume. Le tableau n’était pas glorieux. Lorsqu'on part, on ne pense pas toujours aux arrivées. C'est mieux ainsi car c’est parfois si rebutant qu'on ne partirait jamais. Mais c’est toujours par là qu'on arrive. Pourtant il fallait partir... C'était l'année où il fallait partir. Après avoir traversé le pays en stop, je me retrouvais dans cette ville à la dérive, à attendre l'arrivée de Romane avec la forte perspective d'une tempête tropicale imprévue au programme... Je prenais violemment conscience que j’avançais vraiment à contre courant et que le pari était risqué mais il était trop tard pour faire marche arrière. - Me voilà à bon port, pensai-je piteusement. Il n'était pourtant pas question de moisir dans ce dépôt. Le Greyhound n'était pas compté dans mon budget. Avec mon pécule de surveillant d’apprentis chaudronniers, j'avais plutôt projeté de faire tout le trajet en stop, mais je n'avais pas eu le choix, personne n'allait plus dans cette direction. Il me faudrait, dès la première heure dénicher une piaule abordable pour accueillir Romane d’ici quelques jours. Nous en avions convenu ainsi. Le fric filait. Il fallait faire vite et espérer que la tempête ne serait pas trop rude. Une main me tapa sur l’épaule. D'une voix douce, un visage un brin hirsute se pencha et me chuchotta sur le ton de la confidence. Je ne regrettais pas les leçons d’anglais de mon père : Il me parlait dans sa langue natale depuis mon plus jeune âge et à cet instant, je n’avais aucune difficulté à comprendre que l’échevelé me proposait un circuit touristique sur la région. - Ici, à minuit dans cette tourmente ? N'importe quoi, je rêve ! Il veut me vendre quoi ? Il me fait chier ce mec. Je fais la grimace, il comprend que je ne suis pas client... Y a-t-il seulement un client pour lui ici ce soir ? Il fait probablement ce manège toute l'année, lorsque les touristes affluent et il continue machinalement, espérant encore quelques affaires au milieu de ces laissés pour compte. Il fit demi-tour sans se démonter, sans s'offusquer de ma rudesse. Probablement l'habitude de se faire rembarrer. Drôle de vie nocturne. Comme il y a les moules accrochées sur leur rocher qui vivent du plancton qui passe à proximité, lui subsiste avec ses cartes et ses circuits touristiques agrippé à sa gare routière. Indépendamment de l’heure et de la météo. Ici, à cette heure où il n'y a plus un seul touriste, il guettait les miettes qui pourraient tomber d’on ne sait où vu l’état miteux de la clientelle de ce soir. Il s'éloigna de quelques pas, puis il se ravisa. Il revint et me tendit un plan de Santa Clara. - C'est gratuit, me glissa-t-il gentiment. Bien fait pour ma gueule, je suis un sombre abruti, apeuré et méfiant. Je le saluai et voulus le remercier. Il filait déjà vers le fond du hall. Je dépliai la ville, immense, sillonnée dans tous les sens, un capharnaüm dont l'arête centrale était une longue avenue du nom d’Alameda. Un instant, ne savais plus très bien sur quel pied danser. Par où commencer ? - On verra demain. C'est ça, on verra demain, répétais-je, fataliste, en m'enfonçant sur mon siège en bois moulé aux relents de McDo, dans l’espoir de dormir un peu. Mais demain, on y était déjà. 2h15. Le dernier bus défilait derrière les baies vitrées et s'arrêta devant la porte principale. Une voix annonça un départ imminent guichet trois. Des sortants aux gueules de revenants livides se levèrent. D'autres prirent leur place aussitôt pour attendre le prochain départ au petit jour. Ficelle sous le bras, mioches réveillés, tototes oubliées, larmes. Au loin derrière la baie vitrée, une enseigne luisait, seule dans le noir : "Marietta Hôtel". Je rêvais de draps secs et propres. À quelques mètres d'ici, un saut de puce, une enseigne dans la nuit, tentation supplice. Pas assez de fric. L'enseigne tremblait, la vitre était embuée par la climatisation. Ici ça puait. 3h25. Impossible de dormir. Il était temps de se bouger le cul. Faire quelque chose pour tromper l’ennui et le sommeil. Bouger pour se donner l’impression d’agir et qu’on ne perd pas son temps. Le kiosque clignotait. Bouffer... Pourquoi pas ? La fatigue me narguait. Cinquante centimes dans ma poche. coke : 20 centimes. Le fric qui file à toute vitesse. Le comptoir en alu m'accueille, le môme a filé retrouver sa mère... - Un hot dog et un coke... Je demande. On verra bien... Machinalement je saisis mon petit carnet d'adresses noir, dans un reflex je tourne les pages. - C'était quoi déjà le nom de cette fille ? Christine B. White… C’est ça. Ah ! Voilà : Christine B. White, 2021 rue N... Merde, pas de numéro de téléphone… Je terminais la saucisse sur une note de moutarde. Je rangeai le petit carnet. Je rotai un coup. Je m'enroulai le sac autour de la taille et posai ma tête sur la valise entre deux familles étalées, entre deux rugissements de turbine. - On verra demain. Adieu Marietta Hôtel, à nous deux, Christine B. White ! (À SUIVRE)
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Janvier 2018
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