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Résumé : Leurs examens réussis, à la suite d'un pari de jeunesse insensé, Victor et Romane se sont donné rendez-vous dans une petite ville inconnue, du sud des Etats Unis, Santa Clara. Victor et Romane trouvent à se loger dans la pension glauque de Mamma Gloria. Victor propose de cuisiner un quatre quarts, pour fêter son anniversaire... - À la salle de bain. Nous enfilâmes le couloir lugubre vers la porte du fond. J'avais saisi au passage la bouteille de vin du Chili et un tire-bouchon. J'espérais que personne n'avait à nouveau utilisé la baignoire depuis que je l'avais si ardemment décrassée. Vues les conditions météo, le risque était faible. La porte d'entrée s'était ouverte sous la pression des bourrasques et la pluie avançait dans le corridor. Je la repoussai d'un coup de pied. J'ouvris en grand le robinet, il fallut quelques minutes pour que le lavabo fût à moitié rempli. J’attrapai les quatre œufs. - Regarde, ce qui compte c'est le poids... de l'eau ! Tout corps plongé dans un liquide... Cours de physique avec ce con de Martinez... Classe de seconde. Tu te souviens ? Il nous a fait chier celui-là... - Pas con ! T'es pas con quand même ! Répéta-t-elle comme pour se convaincre. Pas mal pour cuisiner sans instrument... - Le volume d'eau déplacé va nous donner le poids de chaque ingrédient, il suffit qu'il soit égal puisque c'est un quatre-quarts ! Merci Martinez... Passe-moi le crayon, je trace sur le lavabo le niveau d'eau obtenu en immergeant les œufs, lààààà ! Passe-moi le tire-bouchon… On va goûter le chilien ! - Je prépare une barquette en papier alu pour la farine. J'ajoutais la farine dans notre embarcation, jusqu'à ce que le niveau de l'eau ait atteint le trait de crayon sur le rebord du lavabo. - Et tu veux rester accroché à quoi, toi ? Nous avons obtenu nos examens, Vic... il y a des choses à faire... On a besoin de nous... La pluie battait sur les carreaux de la petite fenêtre de la salle de bain. L'air se faufilait par le battant et soulevait le fin rideau de tulle crasseux. Un vacarme métallique se fit entendre venant du coin de la rue. La fenêtre suintait à l'intérieur le long du papier à fleurs. - Romane, qu'est-ce que tu sais de tout ça et de la route à prendre pour les autres ? Nous devons marquer un temps avant d’avancer davantage. Notre vie a été trop vite... Vivre contre une porte métallique jaune vif ce n’est pas vivre... On attaque le sucre ? - J'ai creusé la barquette, y a plus qu'à le verser... Tu abandonnes la partie trop vite, Victor, méfie-toi, la fuite que tu préconises, c'est la mise au rebut des grands courants de pensée, - Attends, regarde... À présent, nous avons nos parts égales de sucre, de farine, de beurre et d'œufs... Romane rassemblait le tout dans l'assiette. - On en fait quoi ? - À l'huile de coude ! Il ne te reste plus qu'à faire la pâte, maintenant ! On ramasse tout, on retourne dans la chambre pour faire la pâte et on reviendra la faire cuire après dans le four de la cuisine... Je vidai le lavabo et ramassai les restes du papier alu. - Romane, il faut que je te dise quelque chose... - Aïe ! Je parie que tu n'as jamais fait de quatre-quarts de ta vie ! Je repris mon souffle en quittant la salle de bain. - L'autre jour, je suis descendu sur Alameda, avant ton arrivée... Je suis passé devant le grand garage, sur la droite, avant le supermarché Niagara... Tu vois ? Il y avait un bus à vendre, une occasion pas trop chère... Enfin, dans mes moyens. Pas trop récent ni rutilent, je te confirme... Entièrement jaune. - Vic, ne me dis pas que tu as envie de l'acheter ! - Non… - Putain, tu m'as fichu la frousse, j’ai vraiment cru... - ...Je l'ai acheté ! - Le con ! Tu es dingue ! Tu es complétement dingue, merde ! ...Et il est où ? - Il sera prêt demain... Il avait besoin de quelques petites révisions. Il n'est pas tout neuf, mais il roule... J'y ai mis tout le fric gagné quand je bossais à Suresnes. Un an à faire le pion pour surveiller des futurs chômeurs ! Je vais passer la frontière vers le Sud. Rejoindre la mer de Cortez, puis je traverserai le Mexique pour rejoindre un petit pays sur la côte Est : Le Honduras Britannique. C'est à portée de roue. Là-bas, on peut y construire des bateaux. Le bois est très bon marché… Un monde nouveau est devant nous… Romane, tu peux être du voyage, si tu veux… - Victor... Toutes ces années, ces heures passées ensemble, ces moments d’intimité, allions-nous vers le même objectif réellement ? - Chaque pas que nous faisons dans cette ville inconnue, chaque mot que nous disons, tentent de répondre à cette question… - La militante se méfie toujours de l'anarchiste, Victor ! Une rafale de vent emmena une gouttière dans un vacarme métallique suivit d'un grand bris de verre. Je m'approchai de la baie, et me rendis compte que la nuit était déjà très avancée. Au coin de la rue, des poubelles roulaient vers le milieu de la chaussée, des hordes de détritus les escortaient. Des plaques de tôle traversaient le carrefour et rebondissaient sur la bordure du trottoir. L'air passait sous le cadre de bois et l'eau s'infiltrait ici aussi. Une large auréole s'étalait sur le parquet. - La vache, ça descend ! Il n'y a pas de volets, cette grande baie vitrée peut exploser d'une seconde à l'autre, c'est bigrement dangereux... On devrait s'en tenir à l'écart... Le quatre-quarts cuisait dans la cuisine. Un éclair barra le ciel et la lumière s'éteignit. - Il ne manquait plus que ça ! - On a les bougies... Le type de la supérette avait raison ! - On se croirait chez Rascar Kapack, renchérit Romane. - Je vais voir si le gâteau cuit toujours... On ne sait jamais... Cette maudite tempête a peut-être aussi soufflé le gaz ! Romane disposa deux bougies sur la caisse en bois de la supérette. Le quatre-quarts était à point. Il devait servir de dessert, finalement il allait être le repas du soir à lui tout seul. - Dîner aux chandelles ! S'exclama-t-elle avant de me tendre une part de gâteau. Nous terminions le dîner. La bouteille de vin chilien était presque vide. Romane s'allongea sur le lit fixant sentencieusement le plafond. Un craquement lugubre parvint de la rue. - Je crois que j'ai une idée... fis-je, un peu grisé. - Oh, la, la, je crains le pire ! - Non... C'est une idée lumineuse ! - Tu m'en as déjà énoncé quelques-unes aujourd'hui, on pourrait peut-être patienter jusqu'à demain ? - Celle-ci ne peut pas attendre et après tout c'est encore mon anniversaire, jusqu'à minuit… Dix-neuf ans, ça s'illumine ! Je vais disposer le restant des bougies sur le parquet, Romane, toutes les bougies... Tout autour du lit et dans toute la pièce... Puis on va les allumer toutes... Ça va être géant ! - Si ça peut te faire plaisir, Victor... Mais il reste plus de dix-neuf bougies dans la boîte, tu vas te vieillir... - Je mûris à vue d'œil… J'attrapai les paquets sur la caisse en bois. Je fis fondre le cul de chaque bougie avant de la fixer sur le parquet le plus régulièrement possible. - Je ne pensais pas qu'il y en avait autant ! J'ai pris les trois paquets qui restaient... Au cas où... Je crois que j'ai eu le nez creux... Romane ne bougeait pas. Je commençais lentement par les rangées du fond. J'avançais à mesure qu'une rangée était complète, en direction du lit. Il fallait trouver le coup à prendre. Au bout d'une demi-heure, la pièce fut entièrement hérissée de bâtonnets de cire. - J'y ai mis le temps, mais c'est superbe ! Regarde : Un vrai champ de bougies, on dirait l’esplanade de la Tour Hassan à Rabat ! Les dizaines de petits bâtons blancs hachuraient la pièce, jusque dans les moindres recoins. J'avais particulièrement veillé à la régularité des espaces entre chaque bougie pour que la vision soit parfaite. Je contemplai cette première phase avant de passer à l'embrasement général. Il me fallut dix bonnes minutes et de nombreuses circonvolutions acrobatiques pour tout allumer sans rien faire tomber. Certaines bougies s'allumaient sans difficulté quand d'autres s'éteignaient sous l'effet d'un courant d'air. Je devais repartir à l'autre bout en évitant soigneusement de chambouler le champ de cierges, mais le résultat était à la hauteur. La lumière dégagée était très douce et belle. Elle venait de partout à la fois, chaude et animée, donnant une nouvelle existence à tous objets de la pièce. - Admire ! La lumière fait danser la pièce ! Romane leva la tête. Elle sourit. - C'est fort ! Je dois dire, que c'est fort ! Elle reposa la tête. Je m'allongeais à ses côtés sur le lit trop étroit. L’idée de faire l’amour me prit. Mais la circonstance ne s’y prêtait pas. Je sentais Romane absente. Je n’étais plus très présent non plus. Déjà ailleurs. Le temps était à l’apaisement. Se caresser, s’enflammer, relancer une machine déprimée, pourquoi faire ? Nous avions joué nos cartes sans tricher mais la partie était terminée. Les flammèches vacillaient d'autant plus qu'on s'était tout de même sifflé presque toute la bouteille de rouge chilien. Deux éclairs illuminèrent la pièce d'une blancheur froide. Chaque souffle de la tempête soulevait les rideaux et faisait vaciller la multitude de flammes. Dehors c'était la folie furieuse et maintenant à l'intérieur, la pièce semblait prise de frénésie. La flaque d'eau venue de la fenêtre atteignait des proportions importantes. Comme un fleuve, elle s'étendait vers le centre de la pièce, entourant dans sa progression les premières bougies qui se retrouvaient isolées comme autant d'atolls. Leurs flammes se reflétaient dans ce lac artificiel. L'eau continuait de couler par-dessous la porte. Les deux mares ne tarderaient plus à se rejoindre. Je me résignais à colmater la fuite sous la porte avec mon blazer. Après l'avoir torsadé, je le tassai le long du chambranle. Ça tombait bien, les ancres de marines en relief sur les boutons dorés semblaient retrouver leur prédestination. Il s'imprégna rapidement, sans vraiment endiguer le flot. Par dépit, je fixais à mon tour, le plafond et ses zébrures lumineuses. Finalement, nous ne fîmes pas l’amour. - Vise le plafond c'est notre écran géant... c'est beau comme du cinémascope... on se croirait à Hollywood ! - Sans héros, sans histoire... - Oui, mais c'est du vécu... et nous ne sommes que deux dans la salle ! - Ça hypnotise... mais après il n'y a plus rien, nous n'avons plus de bougie. Si l'électricité ne revient pas... c'est le noir complet. - Il restera le noir immense de la nuit... Romane prenait une voix lente et chaude. - Elles vont mourir, nous dormirons peut-être, nous mourrons peut-être... Elles berceront notre fin... - Tu parles de leur fin ? - C'est toi qui as allumé les bougies, Victor. Tu n'ignorais pas ce que tu faisais... - C'était juste une belle idée... pour faire joli, Romane... une idée comme ça... - Ou une idée pas comme ça... - Tu rentres toujours demain ? - Et toi, tu pars vers le désert ? La voix de Romane était devenue lente. - Oui, je pars vers le désert, il le faut. Il y eut un silence. Le plafond vacillait. - Le désert, c'est la porte à côté. Je dois partir, sinon je me le reprocherai toute ma vie. L'occasion ne se représentera pas. Je vais aller chercher le minibus demain matin avant de t'accompagner à l'aéroport... On aura le temps... - Si on est encore en vie ! Si une bourrasque ne nous emporte pas. - Il n'y aurait même personne pour s'en apercevoir. - Je viendrai avec toi chercher ton minibus. - On repassera par ici, je chargerai le restant de nos vivres... - Tu veux dire de nos provisions ? Tu te mets déjà en situation de survie...Tu es passé de l’autre côté. - Oh, il n'y a pas trop de choses... Ça sera toujours ça d'économisé. C’est absurde de gaspiller... Ce n'est pas toi qui diras le contraire... Un peu d'huile, le restant de beurre, de sucre... - Pour tes futurs quatre-quarts, sans doute ! - Tu salueras David de ma part, lorsque tu le reverras... - J'y veillerai - Tu devrais... Je n'achevai pas ma phrase. L'hypnose faisait son effet. Romane avait fermé les yeux depuis quelques minutes. La lumière se faisait plus douce et plus fragile. Les zones ombrées tanguaient davantage. Le fleuve avait envahi la pièce et passait maintenant sous le lit. De temps en temps, une bougie s'éteignait dans un pschhhiiit douillet. Une seule flamme balança encore la pièce de droite et de gauche, violemment par moments, puis s'éteignit à son tour. (À SUIVRE)
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Janvier 2018
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